Après un nouvel échange, Derrick demanda soudainement :
– « Honorable Mr. Le Fou, quel genre de geste devons-nous faire pour vous remercier ? »
Un geste ? Durant un moment, Klein en fut déconcerté.
Il ne lui était jamais venu à l’esprit de dessiner un cercle dans le sens des aiguilles d’une montre, geste de l’Église de la Déesse, ni de reproduire le geste de prière de l’Église des Tempêtes qui consiste à se frapper la poitrine du côté gauche avec le poing droit.
C’est sans doute la dernière limite d’un faux dieu… railla-t-il intérieurement.
Voyant Le Fou sourire sans un mot, comme s’il attendait qu’elle et les autres fassent des suggestions, Audrey, soudain inspirée, eut une nouvelle question.
Les yeux étincelants, elle regarda autour d’elle :
– « Devrions-nous créer un geste secret pour indiquer notre identité ? Notre Club du Tarot ne compte guère de membres pour le moment, il n’y a donc pas lieu de craindre que nous nous retrouvions au même endroit et que nous finissions par nous opposer les uns aux autres pour diverses raisons. Mais par la suite, il pourrait nous être très difficile d’éviter cela. Nous avons besoin d’un ensemble de “signaux” bien spécifiques afin de pourvoir distinguer l’ami de l’ennemi. »
Quant à cela, j’ai une idée… se dit Klein en se remémorant les gestes secrets qu’il avait appris dans sa vie antérieure, comme celui de la main dans le gilet.
Il s’apprêtait à manipuler Le Monde pour lui faire faire une suggestion lorsque Le Pendu intervint.
– « Non, Mlle Justice, je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
« Comparé à d’autres organisations secrètes, la caractéristique la plus frappante de notre Club du Tarot est que ses membres ne se connaissent pas. Même si… Laissez-moi vous donner un exemple extrême. Même si l’un de nos membres était capturé et interrogé, il ne pourrait pas affecter les autres, à moins que quelqu’un soit en mesure de s’opposer à M. Le Fou et pénétrer ici, ce qui est clairement impossible.
« Lorsque nous aurons un ensemble complet de signaux et de mots de passe, les traîtres pourront faire en sorte que la faction adverse les utilise pour nous pêcher l’un après l’autre.
« Avez-vous vraiment envie que l’on sache que vous êtes membres du Club du Tarot ? »
– « Mais… » balbutia Audrey qui ne savait comment répliquer.
Considérant tout l’or qu’elle allait lui rapporter, Alger reprit sur un ton plus aimable :
– « Vos inquiétudes sont sensées, mais nous pouvons l’éviter grâce à notre interaction fixe chaque semaine, à l’instauration d’un geste temporaire prévu à l’avance et en priant M. Le Fou. »
– « L’exemple le plus simple est que lors de la réunion du lundi, nous devons d’abord savoir s’il existe un risque que nous tombions sur un autre membre, au point d’entrer en conflit. Nous concevrons alors une série de gestes pour nous identifier et une fois l’affaire réglée, nous les abandonnerons aussitôt. Euh… si nous sommes pris de court et ne sommes pas en mesure de communiquer à temps, ou en cas de soupçons, nous pourrions nous pas nous arranger pour prier M. Le Fou afin de savoir si un autre membre participe au même événement ? »
– « Quelque chose comme ça », répondit Alger en soupirant intérieurement.
C’est alors que Derrick, soudain éclairé, intervint :
– « Désolé, ma question était stupide. Si M. Le Fou n’a jamais mentionné de gestes pour le remercier, c’est parce qu’il craignait que nous nous exposions. »
Il se tourna aussitôt vers l’extrémité de la longue table de bronze :
« Vos souhaits sont notre guide. »
Je viens juste de penser à un geste spécial… se dit Klein qui répondit avec un petit rire :
– « C’est exact. »
Il jeta un regard aux autres membres et annonça d’un ton posé : « Restons-en là pour aujourd’hui. »
– « Comme il vous plaira ! » répondirent les membres en se levant simultanément, à l’exception de La Lune.
Celui-ci resta un instant figé avant de se lever d’un bond, imitant les courbettes des autres membres.
Une lumière d’un rouge intense apparut aussitôt devant ses yeux et il se sentit chuter en légèreté.
Peu de temps après, sa vue redevenue normale, il se retrouva dans sa chambre, entouré de poupées de différentes tailles.
Emlyn White put enfin retrouver son calme et se remémorer sa première réunion au sein du Club du Tarot.
Exception faite du Fou, les autres membres n’ont pas l’air très puissants. Auraient-ils été, tout comme moi, choisis pour diverses raisons ? Moi, je suis soutenu par l’Ancêtre, mais eux, qui les soutient ?
La bonne blague ! Au départ, j’imaginais que Le Soleil était un demi-dieu qui venait d’échapper à la poursuite d’un ange. Il s’avère qu’il n’est que Séquence 8 et qu’il cherche à passer Séquence 7 !
Un enfant qui ne connaît pas les bonnes manières n’est certainement pas un adulte ! Cependant, la Cité d’Argent dont il parle et les expériences qu’il a vécues sont très étranges. Il faut que je trouve une occasion de poser la question à Lord Nibbs… non, d’abord à Cosmi ainsi qu’à mes parents. Je verrai bien s’ils savent quelque chose au sujet de la Cité d’Argent. Pfff… comment leurs livres d’histoire se permettent-ils de falsifier les exploits des Sanguins ?
Mlle Justice est de Backlund. Elle est très, très riche. Est-elle la fille d’un riche banquier ou la fille d’un aristocrate ? Peut-être est-elle elle-même banquière ou noble…
Melle La Magicienne m’a regardé de façon très étrange. Elle doit admirer les nobles Sanguins. Elle ne parle guère et n’a pas dévoilé grand-chose la concernant. En fait, c’est une fille calme.
- Le Pendu est un gentleman d’âge mûr. Il sait beaucoup de choses et a une personnalité exceptionnelle. Il est prêt à répondre aux questions des nouveaux membres et à leur apporter l’aide et les informations nécessaires. On peut dire qu’il est très populaire. Le Soleil et le Monde sont tous deux disposés à lui poser des questions et à solliciter son aide.
Le Monde est quelqu’un d’assez peu sympathique. Lorsqu’il parle, c’est comme s’il avait du flegme dans la gorge et qu’il ne pouvait pas le recracher. Je dédaignerais même de boire le sang d’une telle personne. Il a un sale goût… Il est très introverti et sait cacher ses émotions. De plus, il a trouvé facilement une caractéristique Transcendante de Séquence 6 et a promis de fournir une caractéristique de Psychiatre dans un délai de deux mois… Très impressionnant !
Alors que les détails défilaient dans son esprit, Emlyn découvrit que le Club de Tarot était simple, mais pas tant que cela. De plus, Le Fou n’intervenait guère dans le déroulement de la réunion.
« Il » semble ne s’intéresser qu’au journal de Roselle… Mais « Il » est prêt à offrir à ses membres des services pratiques de l’ordre du miracle. À cette pensée, Emlyn ne put s’empêcher de se sentir quelque peu fier de son identité de Lune.
Jetant un coup d’œil aux poupées qui encombraient la pièce, il se remémora son propre problème.
Une relique d’une valeur de 4 000 à 5 000 Livres. Une chance de devenir baron en peu de temps. Cela me met vraiment dans une position difficile…
Soudain et bien qu’il n’ait pas encore pris de décision définitive, Emlyn eut le sentiment que la pièce s’assombrissait, comme s’il avait une lourde dette sur les épaules.
…
Dans l’antique palais au-dessus du brouillard…
Klein pressa le pouce et le majeur de sa main droite sur sa tempe et la massa doucement.
Il se redressa aussitôt et, dans l’environnement silencieux, fit s’envoler du tas de « camelote » un petit badge qui vint atterrir devant lui sur la longue table de bronze. L’insigne, qui n’était pas plus grand qu’un globe oculaire, était orné de symboles qui symbolisaient le “destin” et la “dissimulation”. C’était l’objet qu’il avait trouvé sur le corps de Lanevus.
Au dos, on pouvait lire ces mots en Hermès ancien : Vous pouvez vous joindre à nous si vous possédez cet objet. Il contenait également des informations relatives à la réunion : 4 janvier 1350, 20 heures, Vallée de Babur.
La question que Klein devait à présent se poser était de savoir s’il devait prendre l’insigne et tenter sa chance le lendemain soir dans la Vallée de Babur.
À vrai dire, il était plutôt d’avis de ne pas aller plus loin. Même s’il avait atteint le niveau de Sans-Visage et était en mesure d’adopter un parfait déguisement, il n’avait aucune envie, ne sachant rien de cette réunion, de prendre le risque.
Un Magicien n’agit jamais sans y être préparé… murmura-t-il en sortant une pièce d’or qu’il prit entre ses doigts.
Prenant le badge de l’autre main, il marmonna pour lui-même : Il est risqué de se rendre au rassemblement de la Vallée de Babur.
Après avoir répété cette phrase plusieurs fois, il donna une pichenette à la pièce d’or.
Celle-ci retomba à la verticale dans le creux de sa main.
La divination avait échoué.
Klein n’en fut pas surpris. Je m’y attendais, pensa-t-il.
Le problème ne vient pas d’un manque d’informations, mais plutôt d’une absence totale d’informations.
Il resta là, assis, silencieux tout en faisant rouler la pièce entre ses doigts.
Finalement, surmontant sa curiosité et son esprit d’aventure, le jeune homme décida de ne pas s’y rendre.
Mais cela ne veut pas dire que je vais rester sans rien faire. Demain à 20 heures, hmm…
Il eut un léger sourire et retourna dans le monde réel.
…
4 janvier, 10 h 35…
Debout devant une table d’acajou, Klein prit une pile de billets.
Elle contenait cinq billets de dix Livres et dix billets de cinq Livres, soit un total de cent Livres. C’est le paiement que Le Pendu venait d’effectuer par le biais d’un sacrifice.
Le portefeuille de Klein était plein. Il allait enfin pouvoir acheter son billet en toute quiétude.
Rangeant son portefeuille, il prit, sur la table, un fin gant de peau humaine qu’il enfila sur sa main gauche.
L’une des principales caractéristiques de la Faim Rampante était sa capacité de camouflage lorsqu’elle n’était pas utilisée. Rares étaient les moyens Transcendants capables de la détecter. Klein était donc en mesure de passer de son apparence originale – des gants de différentes couleurs – à un camouflage en peau. Cette fois-ci, il choisit des gants noirs.
Pour ce faire, le jeune homme avait spécialement prévu un autre gant noir pour sa main droite.
Il plaça la Bouteille brune de Poison Biologique dans une boîte métallique, la scella d’un bouclier d’énergie spirituelle et la glissa dans une poche intérieure.
Quant à la Broche du Soleil, s’il la portait sur lui, elle créerait une sensation de chaleur estivale. Klein n’eut donc d’autre choix que de la mettre dans son étui à cigarettes en métal et de la cacher au fond de sa valise.
Il sortit ensuite son revolver, une boîte de cartouche et le chargea tout en comptant :
9 balles de purification, 15 balles de chasse aux démons, 3 balles d’exorcisme…
Il referma le barillet, glissa le revolver dans l’étui qu’il portait sous le bras, enfila son manteau de tweed noir et son semi haut de forme, prit sa canne, sa valise et quitta la chambre d’hôtel.
Hormis l’Œil Noir et d’autres objets qu’il ne pouvait utiliser car ils étaient restés au-dessus du brouillard gris, il était armé jusqu’aux dents.
Klein prit une calèche et arriva à la Compagnie de Billetterie du Port de Pritz située dans le quartier de la Rose Blanche.
Cette société avait son siège dans un bâtiment de trois étages, assez ancien. Sur la porte, il y avait un panneau.
Klein s’en approcha et, s’arrêtant, il jeta un coup d’œil au tableau qui disait :
Consignes à respecter :
- Maintenir l’ordre. Respecter strictement les files d’attente ;
- Ne pas uriner, déféquer ou cracher ;
- En cas de litige, aller trouver le gardien dans le hall d’entrée ;
- Ne pas ouvrir de poisson-loup en conserve dans les chambres.
Du poisson-loup en conserve ? Qu’est-ce que c’est que ce truc ? se demanda Klein en haussant les sourcils.