« Fiston, tu essaies de m’énerver ? Comment une telle ordure a-t-elle pu sortir de mes entrailles ! » Un bel homme d’âge moyen à la barbe bien entretenue brisa la tasse de thé qu’il tenait dans ses mains. « Surveillez bien ce gâchis d’air ! Dans deux jours, il se rendra à la capitale, et si quelque chose se produit d’ici là, je vous verrai tous pendu et écartelé ! »
« Oui, Monsieur le Gouverneur !
Les intendants s’inclinèrent, courbés par la crainte de la colère du gouverneur. Ils poussèrent le troisième maître, ivre et débraillé, dans sa chambre et sur son lit.
Une fois les intendants partis, le troisième maître changea du tout au tout. Ses yeux vairons s’aiguisèrent et la stupeur de l’ivrognerie disparut de son visage. Il se leva du lit comme si rien ne s’était passé. Jusqu’à présent, le plan avait été difficile, mais tant qu’il fonctionnait, tout allait bien. Il avait déjà terminé la première phase et s’était intégré à la ville.
Maître des terres désolées, Cloudhawk… déguisé en noble dandy.
Il ferma les yeux et tendit la main pour relier sa volonté à celle d’Oddball. Les yeux du petit oiseau étaient vifs et rapides, meilleurs que ceux de certains des meilleurs chasseurs de démons espions. Grâce à son petit compagnon, Cloudhawk apprit que Bélial avait déjà quitté la ville, comme il s’y attendait.
Il ne semblait pas avoir remarqué que Oddball l’observait. Quant à savoir où il allait, ce n’était pas difficile à deviner.
L’ancien vivait parmi les Eysiens depuis des centaines d’années. Il avait sans doute aménagé plusieurs petits nids au fil des siècles, si bien qu’il disposait probablement d’un grand nombre d’endroits à choisir.
Pour l’instant, il décida de ne plus s’en préoccuper. La grande question était maintenant de savoir comment jouer son nouveau rôle.
Comme promis, le Bélial lui avait fourni des informations sur Lance et sa famille. Ce n’était pas très détaillé, mais c’était certainement utile.
Le troisième jeune maître n’était jamais allé à la capitale. Dans un monde où la communication était limitée, il était très facile de tromper les étrangers. Bien sûr, tromper ceux qui connaissaient Lance depuis longtemps était une autre histoire. Heureusement, il n’était là que pour quelques jours. Il ne risquait pas d’éveiller les soupçons.
Cloudhawk ouvrit un portail vers un autre monde et le traversa, disparaissant de la chambre.
Il apparut devant le vrai Lance, qui gisait pieds et poings liés. Il n’était vêtu que d’une paire de sous-vêtements. Lorsque Cloudhawk apparut, Lance fixa l’homme avec un mélange d’horreur et de désespoir.
Toute cette épreuve avait été terrifiante. Soudain, quelqu’un qui lui ressemblait exactement était apparu et lui avait volé toute sa vie. Et comme si cela ne suffisait pas, cet étranger était plus fort que toutes les personnes qu’il avait rencontrées.
Il pouvait faire s’envoler les gens comme s’il s’agissait d’un jeu d’enfant !
Lance était à la fois inculte et incompétent, mais pour le meilleur et pour le pire, il avait été formé à l’académie des chasseurs de démons. Il avait une certaine capacité à lire la situation et pouvait tenir le coup pendant au moins un court moment. Un coup d’œil au-dessus de sa tête lui indiqua que ce n’était pas le même monde que celui d’où il venait, et encore moins celui de Stormford. Son environnement le confirma. Cette constatation ne fit qu’accroître sa peur.
« Ce type il m’a vraiment… emmenée dans un autre monde ? »
« Veux-tu vivre ? »
Lance hocha la tête avec ferveur.
« Alors écoute bien. Ta vie n’a aucune importance pour moi. Je n’ai besoin de ton identité que pour quelques jours. Ensuite, je passerai à autre chose. Joue le jeu et j’envisagerai de te laisser partir. » Cloudhawk attendit que Lance le reconnaisse, puis continua. « Je veux que tu me dises tout sur ta famille. J’espère que tu ne décideras pas de jouer à des jeux avec moi. »
Lance ne pouvait même pas rêver d’essayer de mentir à ce monstre. Il ne pensait qu’à mourir ici et à ce que personne ne retrouve son corps. C’est pourquoi il s’empressa de répondre. « Je te le dirai. Tout, n’importe quoi ! Je ne te promets rien d’autre que la vérité. »
Les deux hommes parlèrent pendant plusieurs heures. La plupart du temps, c’était Lance qui donnait tous les détails qu’il pouvait, tandis que Cloudhawk posait de temps en temps une question. Ce n’était pas l’information qu’il recherchait, cependant. Il parlait surtout avec le gamin pour pouvoir copier sa façon de parler et son langage corporel.
Au cours de leur discussion, Cloudhawk découvrit à la fois de bonnes et de mauvaises nouvelles.
La bonne nouvelle, c’est que Lance était bel et bien un chasseur de démons, et qu’il avait un talent certain. S’il n’avait pas été un tel fainéant, il aurait fait de bons progrès. Il était irrégulier, lunatique et nerveux, autant de qualités qui rendaient un changement soudain de comportement moins évident.
La mauvaise nouvelle, c’était que l’identité de Lance n’était pas la mieux adaptée à ce qu’il voulait accomplir. L’armée élyséenne était un groupe d’élite, en particulier ceux qui étaient chargés de se rendre à la Forteresse céleste. La position publique et la réputation de Lance allaient lui compliquer la tâche.
Il était temps de rentrer. Il se leva et se détourna, mais au dernier moment, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il avait laissé de la nourriture et de l’eau pour le noble. « Ce n’est pas forcément une mauvaise chose pour toi, tu sais. Au moins, je te laisserai dans une meilleure position que celle dans laquelle je t’ai trouvé. »
Sur ce, il traversa les dimensions et réapparut dans les appartements de Lance. Il dissipa la copie illusoire qu’il avait laissée pour couvrir ses traces, puis s’allongea pour se reposer.1
Le lendemain, à l’aube, le gouverneur convoqua son fils devant lui. Tous les chefs de famille étaient présents : le gouverneur, sa femme et leurs deux enfants aînés. Sans un mot de salutation, le gouverneur se lança dans une nouvelle tirade brûlante, rabaissant son fils en termes très clairs. Pourtant, même si ses paroles étaient dures, il n’était pas difficile de voir qu’il se montrait indulgent envers son fils.
Comment un jeune homme aussi vil aurait-il pu survivre jusqu’à présent ?
La femme du gouverneur se leva, interrompant son discours. « Lance, la femme que tu vas épouser est une noble de Fulmulta. Tu dois apprendre à te contenir quand tu vas à la capitale. Si tu fais des histoires comme tu le fais ici, personne ne pourra te protéger. »
Leur troisième fils afficha une mine renfrognée. « Je ne veux pas aller à Fulmulta, et je ne veux pas me marier avec une noble coincée. Laisse quelqu’un d’autre y aller. Pourquoi faut-il que ce soit moi ? »
« Répète ça, espèce d’imbécile ! »
Le gouverneur se mit en colère, mais sa femme s’empressa d’essayer d’apaiser sa colère. « Ce mariage concerne deux familles. Elles ont besoin de notre soutien, et c’est le billet de notre famille pour la capitale. La femme que tu vas épouser est célèbre pour sa beauté. Pourquoi s’énerver ? »
Lance se lamenta piteusement. « Si c’est si important, pourquoi ne pas demander à l’un de mes frères de l’épouser ? »
Cloudhawk s’étonna lui-même de son talent d’acteur. Il n’avait eu aucun mal à se glisser dans la peau de ce jeune homme odieux.
Ses deux “frères” se déplacèrent avec gêne. L’aîné prit la parole en premier. « Frère, ne sois pas si têtu. N’avons-nous pas pris cette décision il y a six mois ? Je suis déjà mariée et j’ai un fils. Notre frère est responsable des forces martiales de la ville. Il ne reste plus que toi… »
Lance l’interrompit. « Je ne pars pas pour me marier. Je veux rejoindre l’armée. J’ai entendu dire qu’ils rassemblaient des troupes pour une guerre contre le royaume des rebelles. Avec mes talents, je suis sûr qu’ils me mettront en première ligne ! »
Tout le monde fut surpris. Le fonctionnement de l’esprit de Lance était un mystère absolu. Tout cela n’était-il qu’une façon dramatique d’essayer d’éviter le mariage ?
La colère du gouverneur s’enflamma à nouveau. « Qu’est-ce que tu as dit ? Tu penses que tes piètres compétences signifient quelque chose ?! »
Son fils cadet garda la tête haute. « Je suis fort, mais aucun d’entre vous n’y prête attention. Si tu ne me crois pas, demande à mes frères d’essayer. Si je les bats à l’entraînement, tu me laisseras entrer dans l’armée. »
Ce garçon était-il devenu fou ? Tout le monde savait quel genre de rustre il était. C’était un bon jour s’il ne s’effondrait pas dans un état d’ébriété, et il pensait qu’il pouvait s’attaquer à ses frères ? Mais avant que quiconque ne puisse protester, l’enfant du milieu s’avança. « Si c’est ce que tu veux, je vais te montrer la vérité. »
« Vas-y ! »
Le second frère tira une baguette d’exorciste et s’élança dans le couloir. Il quitta le sol d’un habile coup de pied droit, et soudain, il s’envola dans les airs comme si la gravité avait été annulée. Le bâton d’exorciste siffla en arrivant, faussement rapide.
Personne ne l’arrêta. Ce jeune ne connaissait pas sa place et il fallait lui montrer. Peut-être qu’il changerait de ton après avoir été battu jusqu’à la moelle.
Des trois frères, c’est l’enfant du milieu qui était le plus fort. Il commandait les chasseurs de démons et les gardes de Byzance. À bien des égards, il était le bras droit du gouverneur et, en tant que challenger, il n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Son jeune frère avait fait son choix. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.
La seule personne qui semblait inquiète était sa mère, qui craignait que son enfant ne soit blessé.
Mais le gouverneur tendit la main et l’arrêta avant qu’elle ne puisse agir. « Ne t’inquiétes pas. Notre fils ne sera pas trop sévère. Lance passe ses journées à semer le trouble. Si nous n’avions pas été là, je n’ose imaginer ce qu’il serait aujourd’hui. Un peu de souffrance est une bonne chose. Cela l’aidera à voir ce que signifie être faible. »
Le plus jeune fils évita le bâton de l’exorciste mais ne se défendit pas.
« Frère, avec tes compétences, tu penses pouvoir me battre ? Tu ne mérites même pas que je m’y attarde ! »
Malgré ses paroles, le fils du milieu fut surpris. Depuis quand Lance était-il devenu si agile pour éviter son attaque de la sorte ? Mais cela n’avait pas d’importance. Il avait confiance en ses capacités et en celles de Lance.
Il plongea son esprit dans le bâton et activa son pouvoir, faisant souffler le vent dans le couloir tandis que la toupie tournait. Lance se baissa pour éviter un second coup, l’évitant de justesse. À ce moment-là, son frère aîné remarqua que quelque chose n’allait pas.
Il devait s’entraîner en secret. Une personne ordinaire n’aurait pas pu éviter deux de ses attaques. Plus question de jouer, il se lança dans un troisième assaut, plus féroce encore !
Après plusieurs attaques consécutives, Cloudhawk comprit qu’il ne pourrait pas jouer la défense indéfiniment. Il sortit sa propre baguette d’exorciste et écarta celle de son adversaire. Une violente puissance mentale jaillit.
Le second fils du gouverneur sentit la puissance le traverser et recula en titubant. Soudain, son expression fut différente, car son jeune frère se précipita sur lui comme un animal acculé. Il attrapa le coup avec sa baguette, mais la force qui l’animait fit voler son arme. Le vainqueur était désigné… mais comment ?
Le gouverneur et sa femme étaient stupéfaits. Le fils aîné resta bouche bée. Que s’était-il passé ? Était-il sous l’emprise d’une drogue quelconque ? Il était comme quelqu’un d’autre, capable de battre son frère aîné, bien plus fort que lui. Même si ce dernier s’était retenu, ce n’était pas de beaucoup. L’avaient-ils vraiment sous-estimé pendant tout ce temps ?
Cloudhawk regarda leurs visages stupéfaits. Le choc… mais pas le doute. C’était exactement ce qu’il cherchait. Il s’était retenu pour ne pas les rendre suspicieux. Ce n’était pas comme si ce type était un concurrent pour lui.
Il jeta le bâton avec un grand fracas. « Maintenant, tu dois être d’accord. »
« Accepter ? D’accord sur quoi ? Quand est-ce qu’il s’agit d’une négociation ?! » Le gouverneur roula même des yeux. « C’est toi qui es venu ici pour chercher la bagarre. Si ton frère avait utilisé ne serait-ce qu’une fraction de sa force, tu serais mort ! Sors-toi cette histoire d’armée de la tête et épouse la fille du gouverneur comme je te l’ordonne ! »
Lance fulmina de rage. « Tu… ! »
« Tais-toi ! » La femme du gouverneur perdit patience. « Ton père fait ce qui est le mieux pour toi. Le royaume a l’air calme, mais il y a peut-être des ténèbres qui s’insinuent. Nous te protégeons en faisant en sorte que tu te maries avec une famille nombreuse. De plus, ils sont plus influents que nous. Si tu te comportes bien et que tu gagnes leur aide, ils pourront peut-être te faire entrer dans l’armée. »
« Très bien, c’en est assez de ces absurdités. C’est réglé. Demain, tu partiras pour la capitale. Je ne veux plus en entendre parler. »
Le gouverneur se leva et sortit de la salle en soufflant. Cette discussion ne l’intéressait plus.
1 : Rappelez-vous que sa cape en lambeaux avait cette capacité. Il l’utilise rarement.