Lu Mingliang observait Pei Qian, perplexe.
Il ne comprenait pas pourquoi le patron semblait aussi détendu. Pei Qian mangeait avec appétit, visiblement ravi.
« C’est bizarre… Patron Pei a l’air de vraiment bien s’amuser ce soir. Il est totalement différent du dernier dîner d’entreprise. »
En effet, quelque chose clochait.
D’après Bao Xu, Pei Qian aurait dû se sentir seul, frustré, amer. Ce comportement joyeux ne collait pas du tout.
Bao Xu secoua la tête avec un air entendu.
« Tu te trompes complètement. »
« Hein ? Frère Bao, qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda Lu Mingliang, encore plus perdu.
Avec un soupir, Bao Xu expliqua :
« Justement. Le seul qui ne doit surtout pas montrer de faiblesse en ce moment… c’est Patron Pei lui-même. Pense un peu : Game Designer est un échec, ni les ventes ni la critique ne sont au rendez-vous.
Tout le monde ici tire la tête. On est abattus.
« Mais Patron Pei… il est notre pilier. Si lui aussi affichait un air inquiet ou accablé, comment crois-tu que se passerait ce dîner d’équipe ? Il s’effondrerait. »
Lu Mingliang ouvrit grand les yeux.
« Oh ! Je comprends maintenant ! Patron Pei fait semblant d’aller bien pour nous redonner le moral ! »
Bao Xu hocha la tête.
« Exactement. Un véritable leader doit savoir inspirer , même sans parler. Il doit avoir une force morale, un charisme naturel.
Quand tout va mal, il doit être le plus confiant. Quand tout va bien, il doit rester sur ses gardes.»
« Il doit être le premier à se soucier des souffrances du monde et le dernier à profiter de ses joies .
Même dans la tempête, il doit garder foi en l’avenir et rallumer la flamme chez les autres.»
« Patron Pei est ce genre d’homme. Il est à la fois un réaliste, qui anticipe chaque mouvement, et un idéaliste, capable de se lancer sans garantie de résultat.»
« Alors on n’a pas le droit de le laisser tomber. Il faut qu’on relève la tête. Je suis sûr que Tengda va surmonter cette épreuve ! D’ailleurs… vu la confiance qu’affiche Patron Pei ce soir, je parie qu’il a déjà prévu un plan de secours. »
« Patron Pei n’a pas encore abandonné. Il est bien trop tôt pour parler d’échec ! »
Les yeux de Lu Mingliang commencèrent à briller de nouveau.
« C’est vrai. Tant que le patron Pei continue d’y croire, on ne peut pas dire que le jeu a échoué. On va renverser la vapeur, j’en suis sûr ! Il faut garder foi en Patron Pei ! »
…
De l’autre côté de la salle, Huang Sibo, Zhu Xiaoce et d’autres membres de l’équipe de Fei Huang Workspace mangeaient avec appétit. Pourtant, un léger malaise semblait troubler Huang Sibo.
« Tu penses que c’est le bon moment pour en parler à Patron Pei ? »
Zhu Xiaoce réfléchit un instant, puis répondit d’un ton sérieux :
« Je pense que c’est le meilleur moment. Les ventes de Game Designer stagnent. Même si Patron Pei ne le montre pas, je suis persuadé qu’il est un peu déçu au fond.»
« Cette bonne nouvelle pourrait redonner le moral à tout le monde et le rassurer un peu. Même si on essuie une perte, ça montre qu’il y a encore de l’espoir, qu’un retournement de situation est possible. »
Huang Sibo secoua la tête.
« Parler de “retournement” est un peu prématuré. Après tout, on parle d’un site tout récent. C’est une bonne nouvelle, oui, mais rien de renversant. Ne laissons pas l’enthousiasme nous aveugler. »
Zhu Xiaoce hocha la tête.
« Tu as raison. Allons-y doucement. On se contentera d’exposer les faits. »
Les deux hommes levèrent leur verre et marchèrent vers Pei Qian.
« Patron Pei, on aimerait porter un toast en votre honneur. »
Pei Qian était de très bonne humeur. Il leva son verre, trinqua avec eux, et but d’une traite.
Puis, après avoir reposé son verre, Huang Sibo hésita un instant avant de dire :
« Patron Pei, j’ai… une bonne nouvelle. »
Hein ?
Une bonne nouvelle ?
L’alerte s’alluma immédiatement dans la tête de Pei Qian.
Non mais attendez… pourquoi gâcher un moment aussi agréable ?!
Il fit de son mieux pour garder son calme, mais l’inquiétude grandissait en lui.
« Très bien… parle. »
« Patron Pei, voici ce qu’il en est . Un tout nouveau site de vidéos vient d’être lancé, et ils souhaitent signer un contrat d’exclusivité pour notre série. Une fois le contrat signé, La Vie Quotidienne du Patron Pei ne sera diffusée que sur cette plateforme.»
« Ce site est encore jeune, mais il se développe rapidement. Ils ont même mis en place récemment un programme d’encouragement pour récompenser les créateurs selon le nombre de vues qu’ils génèrent.»
« Une fois l’accord d’exclusivité signé, nous pourrons profiter de ce programme. En tant que créateurs de contenu de qualité, cela pourrait représenter une somme plutôt intéressante.»
« Pour le dire simplement : nous attirons du trafic vers leur plateforme avec La Vie Quotidienne du Patron Pei , et ils nous reversent une part des bénéfices en fonction de notre audience !»
« Comme vous nous l’avez toujours dit, nous devons protéger l’image de notre entreprise, valoriser notre réputation et défendre la valeur de notre propriété intellectuelle. Il ne faut surtout pas la sacrifier pour de l’argent facile. »
L’excitation perçait dans la voix de Huang Sibo. Jusqu’ici, ils avaient avancé uniquement grâce à leur passion. Mais voilà qu’une opportunité de revenus concrets s’offrait enfin à eux. Comment ne pas s’enthousiasmer ?
Certes, les gains n’allaient pas être extraordinaires. Mais au moins, cette source de revenus ne risquait pas de nuire à la réputation de la série. Ce n’était pas une publicité bâclée ou un partenariat grossier comme ceux qu’on voit partout. Au contraire, cela s’approchait de l’idéal prôné par Patron Pei : une forme de sponsoring discret, élégant, et presque invisible. Peut-être même encore plus efficace !
Le visage de Pei Qian devint grave.
Il sentit un mauvais pressentiment l’envahir.
« Un nouveau site vidéo, tu dis ? Il… commence par un A ou un B, ce site ? »
Si c’est Bilibili ou quelque chose du genre… alors là, ça sent la catastrophe.
Mais Huang Sibo, un peu surpris par la question, répondit après un moment d’hésitation :
« Aucun des deux, Patron Pei. C’est un petit site appelé Aili Island. Certains l’appellent aussi le I-Site . »
Pei Qian cligna des yeux, confus.
I-Site ? Aili Island ?
Jamais entendu parler…
Tant que ce n’était pas le site A (AcFun) ou le site B (Bilibili), tout allait pour le mieux.
Pei Qian poussa un soupir de soulagement. Il savait parfaitement que, dans les années à venir, Tudou.com, surnommé ici PatatoWeb, allait lentement mais sûrement s’effondrer, sans retour possible.
Le site B allait attirer l’essentiel de l’audience issue de ces plateformes vidéo traditionnelles, grâce à ses bullet comments, des commentaires en temps réel qui défilent à l’écran, son absence de publicités et la qualité de son contenu original. Plusieurs plateformes de streaming en direct émergentes viendraient également grignoter les parts de marché de ces dinosaures du web.
Mais ce site Aili Island, c’était quoi au juste ? Jamais entendu parler.
Rien que le nom sonnait comme une future faillite. Une de ces plateformes sans importance, vouée à disparaître dans le flot ininterrompu de l’histoire numérique.
Et puisqu’il était destiné à échouer…
Il fallait signer ce contrat sur-le-champ ! Si on traînait ne serait-ce qu’un peu, peut-être que ce site n’existerait même plus demain.
De plus, ce n’était pas un contrat où l’on recevait de l’argent directement. Le paiement se ferait en fonction du nombre de vues. Voilà qui le rassurait encore plus.
Un petit site, avec une audience ridiculement basse. La série La Vie Quotidienne du Patron Pei allait perdre une bonne partie de son public en migrant sur une plateforme aussi obscure. Avec si peu de vues, combien pouvait-il espérer gagner ? Rien. Zéro. Nada.
Non seulement il n’allait pas faire de bénéfices, mais en plus la série allait voir sa popularité fondre comme neige au soleil. Et comme l’accord stipulait qu’elle ne pourrait être diffusée ailleurs, c’était tout simplement… parfait.
Un seul contrat, et voilà qu’on sacrifiait revenus, visibilité et expansion potentielle. Trois oiseaux d’une pierre !
Pei Qian acquiesça aussitôt, le visage plein d’assurance.
« Très bien. Beau travail. »
Ce n’était qu’un compliment lancé en passant, mais Huang Sibo en fut profondément touché. Patron Pei n’était pas du genre à féliciter à la légère. Entendre ses louanges lui procura plus de joie qu’un bonus de trente mille yuans. Il hocha vivement la tête.
« Comptez sur nous, Patron Pei ! On redoublera d’efforts ! »
Pei Qian retourna à son assiette, le cœur léger.
Il venait de recevoir deux excellentes nouvelles dans la même journée !
Mais alors qu’il savourait sa victoire personnelle, des exclamations enthousiastes fusèrent soudain d’une autre table.
« Incroyable ! »
« C’est vrai ? On va tout déchirer ! »
« Hahahaha ! La plateforme officielle nous a mis en avant et nous a complimentés ! Avec une mise en lumière sur la page d’accueil, on va exploser les compteurs ! »
La bouchée de thon rouge que Pei Qian tenait entre ses baguettes faillit lui échapper des doigts.
Qu’est-ce que c’était que ça ?
Un frisson d’alarme traversa son esprit comme une décharge électrique.
Jusqu’ici, malgré tous ses efforts pour détendre l’atmosphère, Pei Qian savait pertinemment que la majorité de ses employés restaient moroses, préoccupés par les ventes décevantes du jeu. Alors pourquoi, tout à coup, ces exclamations de joie incontrôlées ? Ces rires… sonnaient faux. Non, pas faux, dangereux .
Il tendit l’oreille, capta quelques fragments de phrases, et son instinct lui cria aussitôt que quelque chose n’allait pas. Vraiment pas.
Une mise en avant ? Des compliments officiels ? Une page d’accueil ?
Pei Qian sentit une sueur froide lui glisser dans le dos.
Son cerveau s’emballa, faisant défiler à toute vitesse les pires scénarios possibles.
« Non… Ce n’est pas possible. Ce site Aili Island n’était-il pas censé être insignifiant ? Éphémère ? Condamné à sombrer dans l’oubli ? Comment a-t-il pu obtenir une visibilité en page d’accueil ?! »
Ses baguettes tremblaient imperceptiblement.
« Et s’ils avaient raison ? Et si La vie quotidienne du Patron Pei était devenue… viral ? »
Son cœur accéléra.
« Merde. Et s’ils venaient de transformer un projet déficitaire en une histoire à succès ? »
Le désastre prenait forme. Lentement, implacablement. Comme un glacier qui craque sous la pression.
Pei Qian posa délicatement ses baguettes, ses yeux fixés dans le vide.
Un seul mot lui vint à l’esprit, tel un couperet silencieux :
Catastrophe.