Qiao Liang leva les yeux de son bol de nouilles fumantes pour fixer l’écran de son ordinateur. Dans la fenêtre de discussion, un chiffre s’affichait en gras : un trois… suivi de trois zéros.
« Trois mille yuans ?! Cette entreprise appartient à un prince saoudien ou quoi ?! »
Il en resta bouche bée. Habituellement, une vidéo lui rapportait autour de mille yuans. Parfois, avec un peu de chance, il pouvait toucher 1 500, voire 2 000 yuans, mais c’était rare, et les exigences étaient alors nombreuses.
Et là, ce client lui proposait trois mille yuans pour une vidéo ?
À ce prix-là, il allait pouvoir pêcher à la ligne pendant deux semaines sans se soucier de rien !
La fatigue disparut instantanément. « Aucun problème ! Quel genre de vidéo dois-je faire ? Je vous écoute. » Tant qu’il y avait de l’argent à gagner, il était prêt à tout.
Lu Mingliang lui envoya un document, le script vidéo rédigé par Pei Qian. « Professeur Qiao, voici le script à suivre pour la vidéo. La seule exigence est de le respecter à la lettre. Préparez le matériel nécessaire. Si vous pouvez apparaître à l’image, c’est encore mieux, mais ce n’est pas obligatoire. Aucune modification du script n’est autorisée. C’est la seule condition. Je vous enverrai ensuite quelques enregistrements du jeu. »
Qiao Liang téléchargea le document. À peine eut-il commencé à le lire qu’une seule pensée lui traversa l’esprit :
Est-ce que c’est une blague ? Une caméra cachée ?
Rien qu’à la première lecture, il avait envie de se cacher dans un trou de souris. Et on attendait de lui qu’il lise ça face caméra ? Et en plus, qu’il montre son visage ?!
Ils veulent détruire ma réputation ou quoi ?
En apparence, c’est un partenariat sponsorisé. En réalité, c’est un complot pour saboter sa carrière !
Il répondit aussitôt :
« Je ne peux pas accepter ça. Vraiment pas. Cherchez quelqu’un d’autre. Je suis peut-être un créateur de contenu fauché, mais j’ai ma dignité ! »
Silence côté Lu Mingliang.
Puis, une ligne apparut :
« Quatre mille yuans ? »
Ciel.
Qiao Liang sentit un pincement au cœur.
Le gars venait de gonfler l’offre de mille yuans d’un claquement de doigts . Ce que d’autres clients lui proposaient comme tarif total !
Et pourtant… ce n’était pas de l’argent facile à gagner.
« Je peux essayer votre jeu ? » demanda Qiao Liang, tentant de gagner un peu de temps.
Lu Mingliang répondit :
« Désolé, le jeu est encore en phase de test, donc ce n’est pas possible. En revanche, nous pouvons vous fournir davantage de séquences pour le montage. »
Qiao Liang resta sans voix.
Un script, des vidéos, tout était prêt. Il n’avait ni à écrire, ni à imaginer une trame, ni même à ajouter d’effets spéciaux. Il lui suffisait de se boucher le nez, lire le texte tel quel, y coller les extraits, publier le tout… et empocher quatre mille yuans.
Sur le papier, c’était parfait. Mais après la publication, ce serait une autre histoire.
Il ne serait pas juste traité de vendu. Non. Il serait lynché pour avoir pondu « une daube sponsorisée » !
Alors qu’il hésitait encore sur la réponse à donner, Lu Mingliang lui envoya les fameuses séquences du jeu Game Designer . Aucune d’entre elles n’avait de voix-off, comme demandé par Pei Qian.
Qiao Liang lança la première vidéo :
— Le personnage courait.
Deuxième vidéo :
— Toujours en train de courir.
Troisième, quatrième…
— Encore de la course. Rien que de la course.
La seule chose qui changeait d’une séquence à l’autre, c’était les détails des pièces. À chaque fois, le personnage poussait une porte différente. Mais Qiao Liang, lui, n’arrivait toujours pas à comprendre le sens de ce jeu.
Une chose était sûre : visuellement, c’était joli. L’esthétique était soignée, les images léchées, le style rafraîchissant. Bref, ça avait tout d’une œuvre raffinée…
… mais bien emballée pour masquer une odeur douteuse.
Qiao Liang réfléchit un instant, puis demanda :
« Est-ce que je peux publier cette vidéo dans ma rubrique le procès des jeux vidéo pourris ? »
Qu’on se le dise : quatre mille yuans, c’était une somme plus que tentante. Assez pour faire vaciller quelques principes.
Évidemment, balancer une bouse en pleine figure du public, sans détour ni recul, c’était s’attirer leur foudre directe. Impensable.
Mais s’il pouvait l’intégrer dans sa rubrique « le procès des jeux vidéo pourris », cela changeait la donne. Même s’il ne pouvait pas y glisser ses piques habituelles, le simple fait de l’y placer suffirait à installer une ambiance de satire. Le public comprendrait : c’est du second degré, un sketch, une farce bien montée.
Pas de haine des abonnés, un beau pactole à la clé. Le beurre, l’argent du beurre et la bénédiction de l’audience.
Mais la réponse de Lu Mingliang fut immédiate :
« Je suis désolé, c’est impossible. »
Qiao Liang s’y attendait. La majorité des clients ne saisissaient pas la subtilité de sa rubrique. Dès qu’ils entendaient les mots Le procès des jeux pourris , ils s’alarmaient. Qui voudrait associer son jeu à une émission qui parle de jeux “à jeter” ?
Mais à ses yeux, cette rubrique représentait son espace d’expression le plus sincère. L’autre émission, « Nouvelles Pépites du Mois », n’était qu’un faire-valoir commercial.
Et les chiffres parlaient d’eux-mêmes : le procès des jeux pourris générait dix fois plus de vues que les vidéos de recommandations. Beaucoup de gros clients refusaient par simple peur du titre, sans savoir l’impact réel que cette émission avait.
Alors Qiao Liang décida d’illustrer son propos avec un exemple.
« Je comprends votre inquiétude, mais soyez rassuré : cette rubrique a une influence énorme, vraiment. Elle est dix fois plus suivie que Nouvelles Pépites . Je suis certain que ce sera bénéfique à votre jeu.
Vous ne me croyez peut-être pas, alors laissez-moi vous donner un exemple.
Il y a quelques mois, j’ai ‘massacré’ un jeu indépendant chinois, The lonely desert road Personne n’en avait entendu parler. Et pourtant, après ma vidéo, il est devenu viral. Il a même dépassé les deux cent mille ventes, il y a deux semaines à peine !
Ah, attendez… je vais retrouver le nom de la boîte. »
Il avait fait tellement de vidéos dans ce style qu’il était impossible de se souvenir de chaque studio obscur.
Il ouvrit la plateforme officielle, retrouva rapidement le jeu… et vérifia le nom du développeur.
Tengda Network Technology Co., Ltd.
« Hein ? »
Un frisson lui remonta le dos. Quelque chose… clochait sérieusement.
Quel était déjà le nom de ce fameux client ?
Qiao Liang remonta la conversation.
Tengda ?!
Il regarda à nouveau les autres jeux développés par cette société : Ghost General , Ocean Stronghold … Le choc fut immédiat.
Bien sûr, il avait déjà entendu parler de ces titres. Mais comme il se concentrait surtout sur les jeux solo, il n’avait jamais pris la peine d’approfondir ni de s’intéresser au studio derrière eux.
Et voilà qu’il découvrait que Tengda en était également le créateur !
Le petit studio obscur qui avait pondu un jeu indé quelques mois plus tôt était devenu un mastodonte du secteur ?!
Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond dans ce scénario.
Pris de panique, Qiao Liang tenta de relire ses précédents messages… mais trop tard. Impossible de remonter aussi loin dans la conversation.
Qiao Liang resta figé.
Un grand moment de solitude. Un malaise presque palpable.
Il tenta aussitôt de rectifier le tir :
« Ah oui, bien sûr ! C’est votre jeu ! Je suis honoré d’avoir l’opportunité de collaborer avec votre société !
Puisque c’est le cas, vous connaissez sûrement l’impact de ma rubrique Le procès des jeux vidéo pourris
Si on publie la vidéo dans ce cadre-là, l’effet marketing serait incroyable, vraiment. »
Lu Mingliang répondit sans tarder :
« Vous avez déjà travaillé avec notre Patron Pei ? C’est parfait ! Attendez un instant, je vais lui demander son avis. »
Patron Pei ?
Probablement le patron de Tengda Network Technology Co., Ltd.
Se pouvait-il que ce soit lui… le créateur de The lonely desert road ?
Hm… c’était plus que plausible.
Il y a encore quelques mois, Tengda n’était qu’un studio inconnu. The lonely desert road avait été son premier coup d’essai. Même si ce n’était pas lui directement qui l’avait codé, il devait être un pilier de l’équipe, voire le cerveau derrière tout ça.
Très probablement Patron Pei.
Et là… gros malaise.
Et s’il se souvenait que j’avais dézingué son jeu avec enthousiasme ?
Et s’il m’en voulait ?
Qiao Liang sentit son cœur s’emballer.
Patron Pei… ne serait pas rancunier, n’est-ce pas ?
