Alors qu’il réfléchissait à une manière de tuer Lin Ming en profitant du chaos de la bataille à venir, une flamme s’embrasa subitement devant Zhu Ping. C’était le talisman de transmission sonore d’un éclaireur.
Son teint changea du tout au tout en entendant ce rapport.
— Commandant Zhu !? Que se passe-t-il ? interrogea Zhao Yanming en se levant.
— Ç’a commencé… dans moins d’une demi-heure, des flots de bêtes féroces atteindront nos murs, murmura Zhu Ping d’une voix sèche. Des éclaireurs étaient stationnés en plusieurs points à travers les Montagnes Luxuriantes, et le rapport de l’un d’entre eux venait de lui parvenir, faisant état de l’arrivée d’une gigantesque harde sauvage.
— Elles sont donc venues… Les lèvres de Zhao Yanming tressaillirent et il retomba lourdement sur son siège. Il s’était accroché au maigre espoir de voir sa ville épargnée par tout ce tumulte, mais cet espoir fugace venait de se heurter aux griffes et aux sabots des bêtes féroces.
— Quelle est la situation ? demanda Zhuang Fan.
— La densité de la végétation empêche d’estimer convenablement leur nombre. Quoiqu’il en soit, les plus fortes d’entre elles sont de grade trois, soit plus ou moins l’équivalent d’un artiste martial à la Condensation de l’Impulsion, répondit Zhu Ping en empoignant son casque. Les dix mille hommes de la garnison étaient déjà positionnés en périphérie de la ville. Une demi-heure serait tout juste suffisante pour se mettre en ordre de bataille.
Se tournant vers Lin Ming, Zhu Ping lui dit : — Jeune Héros Lin, est-ce que…
— Vous pouvez compter sur mon aide, coupa aussitôt le jeune homme. Il n’était pas du genre à se défiler, et surtout pas dans un moment pareil.
En temps normal et vu sa position actuelle, Lin Ming aurait pu décider de tuer Zhu Ping sans avancer la moindre preuve et sans craindre de devoir rendre des comptes, et personne n’aurait rien trouvé à y redire. Mais puisque les bêtes féroces déferlaient sur la cité, Lin Ming ne pouvait pas se permettre de le tuer alors qu’il était chargé de commander les troupes de la garnison.
— Merci, jeune héros Lin. Allons-y au plus vite !
…
Les troupes étaient stationnées à une dizaine de kilomètres au sud de la ville.
De sombres nuages obscurcissaient le ciel. Malgré l’arrivée du printemps, la fraicheur de l’hiver se faisait encore ressentir, et un vent froid balayait les plaines environnantes. Dix mille soldats attendaient là en ordre de bataille, prêts à mourir dans la bataille sanglante qui se profilait.
Les drapeaux virevoltaient dans le vent, tandis que les pointes glaciales des hallebardes, des épées et des flèches brillaient d’intention meurtrière. À vrai dire, l’élite militaire du pays était essentiellement mobilisée aux frontières du royaume. La garnison présente dans la Ville du Mûrier Vert n’était qu’une armée de second plan. Pourtant, confrontés à une telle menace, les soldats faisaient preuve d’une bravoure et d’une détermination qu’on ne retrouvait généralement que chez les vétérans les plus endurcis ; habitués du fer et du sang et impassibles face à la mort.
Tout simplement parce qu’il n’était pas ici question d’envahir un territoire ou de servir des intérêts politiques, mais bien de survivre. Leur cité se trouvait derrière eux. S’ils échouaient à la protéger, leurs parents, leurs amis, leurs femmes et leurs enfants connaitraient une fin atroce.
Parmi ces soldats se trouvait également une centaine d’artistes martiaux. Chacun d’entre eux était là de son propre chef pour prêter main-forte à la garnison. Leur petit groupe arborait des apparences bien hétéroclites ; là un homme brandissait une oriflamme couverte de symboles, là un autre ressemblait à un vieux conteur, d’autres portaient des chapeaux en bambou à la manière de bucherons, quand d’autres encore semblaient tout droit sortis d’une bibliothèque avec leurs longues robes lâches. On aurait dit les membres d’une société secrète…
Lin Ming fut encore plus surpris de découvrir que six d’entre eux étaient à la Condensation de l’Impulsion. Le gouvernement offrait un titre, des terres et des responsabilités à quiconque parvenait jusque-là et acceptait de se mettre au service de l’État. Il était donc rare de croiser des artistes martiaux errants de ce niveau. Et quand bien même il en existait, il était tout à fait improbable que six d’entre eux soient réunis ici d’un seul coup.
— Laissez-moi vous présenter, déclara Zhao Yanming en s’avançant vers eux. Voici Shi Linkai, le chef du Clan Yan de la Ville du Mûrier Vert, dit-il en désignant un homme dans la force de l’âge qui portait une peau de loup.
Tout grand dirigeant savait qu’il lui fallait contrôler le cours du sel pour pouvoir maîtriser l’économie de son pays. Et ce Clan Yan n’était qu’un groupe de bandits connu pour leurs activités de revente illégale de cette denrée rare. Des clans de ce genre voyaient le jour à travers toutes les époques, et certains atteignaient une taille gigantesque. À eux seuls, ils réunissaient facilement quatre-vingt-dix pour cent des artistes martiaux du monde des mortels. Ces gens appartenaient au ‟Jianghu,” à savoir la société à côté de la société. Leur individualisme les réunissait contre le gouvernement et l’État, qu’ils regardaient d’un mauvais œil.
Le Clan Yan de la Ville du Mûrier Vert constituait la force du Jianghu la plus importante de tout le Royaume du Grand Avenir. D’ordinaire, les échauffourées avec l’armée étaient monnaie courante. Mais désormais, les circonstances justifiaient que les deux groupes s’entendent pour faire front commun contre la menace grandissante des bêtes féroces.
— Héros Lin ! j’ai entendu tellement de choses à votre sujet, et dire que vous vous trouvez devant moi en chair et en os ! Shi Linkai salua en joignant les poings. Il connaissait le statut de Lin Ming. Les hors-la-loi et les vagabonds ne respectaient personne sinon les puissants héros de ce monde. À ce titre, Shi Linkai nourrissait une véritable admiration pour Lin Ming.
— Vous êtes trop aimable, Chef de Clan Shi, répondit le jeune homme en lui rendant son salut, non sans surprise. Il était à la Condensation de l’Impulsion avancée. Cependant, ses fondations lacunaires et sa progression fragile ne lui laissaient aucune chance d’atteindre le Houtian. Ce qui n’enlevait rien au fait qu’il était déjà exceptionnel qu’un vagabond arrive aussi loin.
Après un bref échange avec les membres du Clan Yan, Lin Ming se dirigea vers le front. La harde sauvage pouvait arriver d’une minute à l’autre.
Shi Linkai le regarda s’éloigner avec un air béat d’admiration. Son cœur s’emballait à la simple idée de combattre aux côtés d’un tel génie.
— Ce n’est qu’un gamin, chef ! Il est à peine au milieu de la Condensation de l’Impulsion, et vous me dites qu’il aurait remporté le tournoi des vallées ou je ne sais trop quoi ? Qu’est-ce que ça peut bien faire ? L’homme qui venait de prendre la parole tenait un bâton en fer entre ses mains et son visage était à moitié caché par les larges rebords de son chapeau. Il s’attendait à ce que le ‟grand tournoi” dont lui avait parlé son chef soit un vrai rassemblement d’experts. Pour lui, seul un maître Houtian aurait été en mesure de remporter un tel tournoi.
À vrai dire, ces mortels ne pouvaient tout simplement pas se figurer à quel point les individus comme Lin Ming étaient puissants, quand bien même ils connaissaient son statut et avaient entendu toute sorte d’histoires à son sujet.
Les Sept Profondes Vallées n’étaient rien d’autre qu’une entité lointaine et mystérieuse. Avant de rejoindre la Maison Martiale des Sept Véritables, Lin Ming n’en avait d’ailleurs jamais entendu parler que de nom. Quant au reste, il ignorait tout à leur sujet, de leur identité réelle à leur force ou leur histoire. De la même manière, les membres du Clan Yan voyaient les Sept Profondes Vallées comme un clan semblable au leur, mais simplement à une échelle supérieure.
— Imbécile ignorant ! rétorqua Shi Linkai. Le Tournoi des Factions des Sept Profondes vallées est une compétition d’arts martiaux entre les jeunes disciples les plus talentueux. Évidemment que le champion est encore un ‟gamin.” Mais ne le regarde pas comme un simple artiste martial à la Condensation de l’Impulsion. Si nous venions à le combattre, j’aurais beau joindre mes efforts avec Deuxième Frère et Troisième Frère que nous nous ferions massacrer… Shi Linkai fixa alors l’homme avec son chapeau d’un air sage et inflexible. Les deux ‟frères” qu’il avait mentionnés étaient les deux commandants en second du Clan Yan. Le premier était au milieu de la Condensation de l’Impulsion, et le second à l’ouverture.
— Chef !? Vous ne pensez pas ce que vous dîtes ? Comment une chose pareille… ça va faire une dizaine d’années que Deuxième Frère est au milieu de la Condensation de l’Impulsion. Il est à deux doigts de passer à la Condensation de l’Impulsion avancée ! Et vous voudriez me faire croire que vous trois réunis perdriez contre un gamin qui vient tout juste d’atteindre le milieu de la Condensation de l’Impulsion ?
— Qui vivra verra ! Tu n’as pas idée du monde qui nous sépare de ce ‟gamin.” Aussi riche qu’il soit, le marchand ne peut pas s’élever aussi haut que le roi… Condensation de l’Impulsion, Houtian, des noms identiques qui reflètent pourtant des réalités bien différentes.
…
Lin Ming prit position au-devant de l’armée, la Lance Divine Pourpre pointant vers le sol. La bataille à venir ne connaîtrait qu’une seule issue, l’anéantissement d’un des deux camps, et le cœur du jeune homme bouillonnait de combativité à cette idée. S’il échouait, la Ville du Mûrier Vert serait réduite en cendres, et son foyer disparaitrait dans les décombres.
Il pouvait toutefois être tranquille pour une chose, Lin Xiaodong et ses parents ne se trouvaient plus dans la cité depuis longtemps. Quant au reste de la Famille Lin, il ne nourrissait pas une profonde affection à leur égard. Aussi ne serait-il pas aussi anéanti s’ils venaient à être tués. Il n’empêche que c’était sa famille, il ne pouvait pas les abandonner à une mort aussi abominable. Si la situation dégénérait, il s’enfuirait en sauvant les jeunes espoirs de la famille à l’aide du Dragon des Flots Ailés ; s’assurant ainsi de préserver la lignée des Lin.
Peut-être Lin Wanshan avait-il déjà transféré une partie de la famille ?
Alors qu’il était plongé dans ses pensées, Lin Ming aperçut des ombres se profiler à l’horizon. D’abord pas plus grosses que des insectes, après le temps de quelques respirations, elles recouvrirent bientôt le ciel et la terre sous un voile de ténèbres.
La harde sauvage était là !
Cette avant-garde était essentiellement composée de créatures volantes, plus rapides à se mouvoir. C’était là seulement le fragment de ce qui les attendait…
— Elles ne sont que quelques centaines, et la plupart sont seulement de grade un et deux. Il n’y a qu’une poignée de bêtes féroces de grade trois. On a notre chance ! se réjouirent plusieurs soldats.
Lin Ming savait déjà que les bêtes féroces qui grouillaient dans les profondeurs des Étendues Sauvages Australes vivaient en troupeaux disparates. Toutes ces bêtes finiraient par traverser les Cimes Australes, formant une véritable harde. Cela n’empêchait pas qu’il y ait des écarts entre les différents groupes. Les créatures les plus faibles arriveraient en premier, ouvrant la voie pour les véritables chefs de la meute. En attendant, cela offrait un souffle d’espoir à la cité. Peut-être réussiraient-ils à tenir jusqu’à l’arrivée des renforts…
— Lanceurs de javelot, archers, armez !
Au commandement de Zhu Ping, deux cents hommes brandirent leurs javelots et cinq cents archers bandèrent leurs arcs.
Les lanceurs de javelot du Royaume du Grand Avenir étaient formés pour briser les formations en rang serré de l’infanterie lourde. Leurs javelots pouvaient transpercer un bouclier de l’épaisseur d’un poing et, à ce titre, menaçaient même les plus grosses des créatures en approche. À la différence des flèches, qui étaient trop légères pour transpercer les carapaces les plus solides.
Malheureusement, la garnison de la Ville du Mûrier Vert n’était pas une armée d’élite, et à ce titre, elle comptait à peine deux cents lanceurs de javelot, ces derniers étant particulièrement coûteux à former…
Lorsque les bêtes féroces furent à portée de tir, un drapeau rouge se dressa au-dessus du chef de ligne et sept cents hommes tirèrent comme un seul.
Un ouragan de flèches et de javelots s’éleva alors dans le ciel, fendant l’air dans un bruit de sifflement. Les pointes des flèches transpercèrent la chair de nombreuses bêtes féroces, et certaines parmi les plus faibles d’entre elles tombèrent aussitôt du ciel.
Leur corps ne pouvait résister à une chute pareille, et leur carcasse s’écrasa lourdement sur le sol. Celles-ci ne représenteraient plus jamais la moindre menace.
Ainsi, plusieurs dizaines de bêtes féroces périrent en une fraction de seconde. La véritable menace était néanmoins ailleurs, puisqu’une dizaine de bêtes féroces de grade trois – avec une force similaire à celle d’un artiste martial à la Condensation de l’Impulsion – continuaient d’avancer sans la moindre égratignure.
D’autant plus qu’il ne fallut pas davantage de temps aux bêtes féroces pour fondre sur l’armée. Une bête féroce de grade trois à l’apparence d’un gigantesque faucon s’abattit dans les rangs des soldats, et le sang se mit aussitôt à jaillir.
— Espèce de salopard ! Viens un peu par ici !
Alors que la créature s’apprêtait à reprendre son envol, les membres du Clan Yan projetèrent Shi Linkai à sa poursuite. Son sabre fendit l’air, tranchant instantanément l’une des ailes du faucon.
La créature n’eut pas le temps de regagner de la hauteur qu’elle retombait déjà au sol dans un gémissement de douleur, où elle fut aussitôt achevée par les soldats.
— Bien joué, chef ! s’écrièrent plusieurs membres du Clan Yan avec fierté. Un seul coup de sabre avait suffi à terrasser une bête féroce de grade trois. Le moral de l’armée coalisée s’en trouva tout de suite renforcé !
— Incroyable !
— Pas étonnant de la part d’un maître à la Condensation de l’Impulsion avancée !
— Allons-y, qu’attendons-nous ? Tuons toutes ces sales bêtes !
Les cris d’acclamation des soldats résonnèrent avec le fracas du tonnerre, et la pluie de flèches et de javelots reprit de plus belle contre les bêtes féroces.
Le métal brillait d’une lueur glaciale, le sang jaillissait en torrents… l’espace d’un instant, les maîtres du Clan Yan devinrent le sabre et l’épée de toute l’armée. Mais cette effervescence ne manqua pas d’attirer l’attention de plusieurs autres bêtes féroces de grade trois qui, dirigées par un instinct meurtrier, se dirigèrent alors dans leur direction.
