Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 50 – Perception spirituelle et expérience
À la faible lueur de la lune cramoisie, Klein rejeta sa couverture et se leva.
Pour un Voyant, il était fondamental de prendre les rêves en considération. En aucun cas il ne pouvait considérer celui qu’il venait de faire comme un simple cauchemar.
Confortablement vêtu, il s’approcha du miroir en pied et dit à voix basse :
– « J’ai rêvé de la porte tachée de sang que nous avons vue dans cette fameuse pièce. »
Peu à peu, la silhouette de Miss Garde du Corps se dessina sur le miroir.
– « C’est l’influence de l’aura de l’esprit maléfique », répondit-elle d’un ton plat. « Elle va s’affaiblir progressivement jusqu’à disparaître. »
C’est donc ça… Klein hocha légèrement la tête, retourna près du lit et prit sa montre à gousset.
Voyant qu’il était encore tôt, il se recoucha et se rendormit. Cette fois, il ne refit plus le rêve qu’il venait de faire.
Le dimanche matin, notre détective, qui était de bonne humeur, se prépara un œuf à la coque pour accompagner son pain beurré.
Au Royaume de Loen ou plutôt dans les différents pays du Continent Nord, il était de rigueur pour les messieurs de lire les journaux au petit déjeuner et Klein ne faisait pas exception. Il ouvrit donc les journaux auxquels il était abonné : le Tussock Times, le Backlund Morning Post et le Backlund Bulletin.
« Le projet de loi sur l’Examen Unifié des Fonctionnaires a été officiellement adopté par la Chambre des Lords. Le premier examen aura lieu début Décembre et le second fin janvier de l’année prochaine. Ceux-ci seront suivis, deux semaines plus tard, de l’entretien final. D’ici une semaine, le gouvernement annoncera les postes et les exigences liés à cet examen, suite à quoi débuteront les inscriptions… » lut-il rapidement tout en sirotant son thé noir Sibe. « Les journalistes pensent que la plupart des épreuves se dérouleront à Backlund… »
Il ne put s’empêcher de penser à Benson:
Le projet de loi vient d’être adopté et nous sommes fin septembre. Les postes seront annoncés début octobre et les inscriptions clôturées début novembre. Les examens commenceront début décembre… Ce timing beaucoup trop serré montre à quel point le Roi et le Premier ministre sont pressés d’appliquer cette loi.
Ceci dit, c’est avantageux pour Benson, car il s’y est préparé avec deux mois d’avance sur tout le monde. Même s’il n’atteint pas le niveau des meilleurs diplômés universitaires, il est certainement capable de battre la plupart de ses concurrents. Par ailleurs, il ne vise pas les mêmes postes que les élites.
Il devrait s’en sortir…
Klein s’apprêtait à tracer sur sa poitrine le signe de la lune accompagné d’un “Que la Déesse le bénisse” lorsqu’il se rappela la présence à proximité de son garde du corps et s’en abstint. Il était en effet supposé être un fidèle du Dieu de la Vapeur et des Machines.
Il avala sa dernière bouchée de pain et poursuivit sa lecture.
« Les deux chambres ont adopté le projet de loi sur le Conseil National de la Pollution Atmosphérique, permettant ainsi au gouvernement de mettre en place cet organisme… Le mois prochain sera décisif pour tous ceux qui envisagent de devenir membres de ce conseil… »
« …La proposition concernant la nomination d’un Procureur Indépendant de l’Industrie Alcaline a été approuvé dans le but de minimiser les niveaux de pollution dans les usines d’acide et d’alcali. »
Pas de publicité pour les marchandises de la Firme Ernst à la cinquième page. Inutile donc d’espérer participer à une réunion de Transcendants demain soir…
…
Tingen, 2, rue des Jonquilles…
Benson était si occupé à lire et relire les informations présentes dans le journal qu’il en oubliait le pain posé sur son assiette.
– « Le projet de loi sur l’Examen Unifié des Fonctionnaires a été adopté ? » Demanda Melissa qui, vêtue d’une longue robe noire, observait son frère et lui trouvait un comportement étrange.
Depuis quelques jours en effet, les journaux ne cessaient d’évoquer ce projet de loi qui, cette fois, serait adoptée.
Enfin, Benson posa son journal, passa la main dans ses cheveux noirs et soupira lentement.
– « Oui. »
Le silence tomba sur la salle à manger. On n’entendait même pas le bruit des couverts heurtant les assiettes.
Cette atmosphère indescriptible fut brisée par l’arrivée de Bella, la domestique, qui sortait de la cuisine.
– « C’était prévisible. Mais le plus important reste l’information précédente », dit le jeune homme en souriant.
– « Ah ? » Fit Melissa qui affichait un calme inhabituel.
Son frère prit une bouchée de pain et sourit :
– « L’école polytechnique de Backlund va devenir une université et les étudiants pourront s’y inscrire officiellement dès l’année prochaine. Ils n’auront pas à passer de tests de grammaire ou de littérature classique, cette université étant principalement axée sur les domaines techniques. Un projet parfait pour les diplômés et étudiants de l’enseignement technique du monde entier. À mon avis, Melissa, tu pourrais essayer. »
– « Mais… »
Benson l’interrompit avec un sourire.
– « Les frais de scolarité y seront deux fois moins importants que ceux des universités de Tingen, Perth, Kboy, Backlund et autres. C’est l’équivalent de l’Université de l’Industrie Constant, du Comté de Midsea, avec encore plus de possibilités de bourses. N’aimes-tu pas les machines, la vapeur, et tout ça ? C’est la meilleure occasion pour toi d’accéder à des connaissances beaucoup plus avancées et approfondies.
« Essaye, qu’en dis-tu ? Ne t’inquiète pas pour l’argent. Même s’il nous permet de maintenir notre niveau de vie sans avoir à travailler, nous sommes encore jeunes. Nous ne pouvons pas délimiter ainsi nos vies. Comme tu peux le constater, comparé à il y a quelques mois, ma grammaire s’est beaucoup améliorée.
« Et… Ce serait peut-être bien de changer d’environnement. Je sais que tu ne supportes pas l’idée de quitter Tingen et cet endroit. Nous y reviendrons un jour, mais pas tant que nous sommes jeunes. »
Melissa regarda les différentes pièces accumulées sur la table basse et remua les lèvres comme pour dire quelque chose.
– « Et Bella ? » Demanda-t-elle enfin.
Suite à la mort de Klein, elle ne voulait plus de servante mais à la seule pensée de la tragédie que deviendrait la vie de Bella si elle perdait son emploi, elle avait renoncé à la congédier. Après tout, cette dépense supplémentaire de 5 Solis par semaine n’était rien pour les Moretti qui disposaient d’une rente d’au moins trois cents Livres.
Benson secoua la tête et sourit.
– « Cela ne se fera pas avant quatre mois. Nous pourrions permettre à Bella de chercher d’avance un nouvel emploi, tout en continuant à lui verser son salaire et à la loger. De plus et étant donné qu’elle a fait de nets progrès dans le domaine culinaire, elle pourrait prétendre à un poste de chef. C’est dommage… Mais il te faudra d’abord réussir les examens d’entrée à l’Université de Technologie de Backlund. »
Il avait failli dire qu’il était dommage que Bella n’ait pas eu beaucoup de temps pour apprendre la cuisine mais devant l’expression morose de Melissa, il changea aussitôt de sujet.
Sans attendre la réponse de sa sœur, Benson sourit et passa la main dans ses cheveux.
– « J’ai l’intention de démissionner dès demain pour me consacrer à la préparation de l’examen. Il paraît que la plupart des postes sont à Backlund. C’est mon objectif et j’espère que nous pourrons y aller ensemble. »
Melissa garda un moment le silence avant d’acquiescer d’un léger signe de tête.
En même temps, elle posa sa fourchette, son couteau et s’essuya la bouche avec une serviette.
– « Je vais aux toilettes », dit-elle.
– « Très bien. »
Benson regarda sa sœur quitter la table et le sourire qu’il arborait jusque-là disparut aussitôt.
Il sortit sa montre à gousset en argent, ornée de motifs représentant des feuilles de vigne, la regarda attentivement et soupira discrètement.
…
Klein passa toute la journée du dimanche dans les bibliothèques publiques du Quartier de Cherwood à la recherche d’informations relatives au Vicomte Pound, mais hélas, il n’existait aucune biographie de cette famille. Par ailleurs, elle ne suscitait pas suffisamment l’intérêt pour qu’un historien ait eu envie d’entreprendre une étude spécialisée à ce sujet.
Les données les concernant étaient disséminées dans les annales de l’histoire et Klein, qui n’avait pas de fonction “recherche” à sa disposition, ressentit une douleur lancinante dans la tête face à cette vaste collection de livres et d’essais.
Il passa six heures à les parcourir sans trouver la moindre information utile.
Une fois rentré chez lui, il s’approcha du miroir et dit comme s’il se parlait à lui-même :
– « Je vais devoir trouver quelqu’un qui ait une connaissance approfondie de l’histoire de la noblesse ou soudoyer une personne de la police pour obtenir l’adresse du Baronnet Pound. C’est un aristocrate et la police doit bien avoir un dossier le concernant, d’autant que les aristocrates ne sont pas nombreux. »
À la surface du miroir apparut aussitôt la robe noire de Miss Garde du Corps et le bonnet de même couleur qu’elle portait.
Elle hocha légèrement la tête, comme pour signifier au détective qu’elle était d’accord avec ce qu’il venait de dire. Puis elle ajouta d’un air songeur :
– « Ma mission auprès de vous est terminée. »
Je sais, les trois jours sont écoulés… Klein réfléchit un instant:
– « Si je parviens à obtenir des indices sur la famille Pound, cela vous intéresserait-il ? »
Pour toute réponse, la jeune femme acquiesça d’un léger signe de tête.
– « Heu… par l’intermédiaire de Maric ? » demande Klein.
Son garde du corps fit un nouveau signe de tête, souleva les pans de sa jupe, s’inclina et disparut du miroir.
Klein regarda autour de lui mais ne se détendit pas pour autant. Machinalement, il prépara le dîner et se remplit l’estomac.
Il attendit ensuite que la nuit soit bien avancée pour remonter dans sa chambre. Là, il tira les rideaux, puis sortit son étui en fer et toucha l’Œil Noir de Rosago.
Aussitôt, une série de rugissements dont il avait l’impression qu’ils déchiraient son esprit et détruisaient ses pensées se déchaîna.
Il eut grand peine à résister à la douleur qui lui faisait exploser la tête. À nouveau, il vit des fils noirs partir de différentes parties de son corps et se répandre.
Denses, irréels, ils s’étendaient à l’infini.
Aussitôt, il lâcha l’objet dans l’espoir d’échapper à son influence négative et moins d’une minute plus tard, tout était redevenu normal.
Ouf, je peux enfin me rendre au-dessus du brouillard gris et vérifier la perception spirituelle que j’ai eue… Se dit Klein qui mit aussitôt en place le rituel destiné à s’invoquer lui-même et à se répondre.
Une fois sous sa forme spirituelle, il prit le sifflet d’Azik, l’étui à cigarettes et se transporta au-dessus du brouillard.
Là, il prit place sur le siège d’honneur au bout de la longue table et de ses doigts, créa des flammes spirituelles avec lesquelles il brûla les documents tachés de sang et tout ce dont il n’avait plus besoin.
Lorsqu’il eut terminé, il ouvrit l’étui à cigarettes et fut surpris de constater que l’Oeil Noir était devenu silencieux, ne montrait plus aucun signe de folie, mais que l’influence corruptrice était toujours présente à l’intérieur. Seulement, elle était inactive, comme en hibernation.
Comme je m’y attendais, il est impossible de les séparer directement… marmonna Klein.
C’est alors qu’un homme en robe à capuche apparut à l’autre bout de la table.
Comme lors de sa précédente tentative de créer un clone, cet homme était raide et sans vie. Au premier regard, il était évident qu’il n’était pas réel. Impossible de tromper les membres du Club du Tarot.
Cependant, Klein avait une idée.
Il tendit la main pour prendre l’Oeil Noir. Le silence total, plus aucun hurlement.
Il fit appel aux caractéristiques transcendantes cumulées et vit des fils noirs partir du faux corps qui lui faisait face.
Avec précaution, Klein fit passer son énergie spirituelle à travers l’œil et toucha quelques-uns de ces fils illusoires.
Tout à coup, il eut l’impression d’accrocher quelque chose.
Une pensée de sa part et le “pantin” leva la main.
Ça marche ! Je peux utiliser la capacité de Maître Marionnettiste pour créer un faux membre du Club! Mais c’est si épuisant que je serais incapable d’en gérer un second. Bon, le symbole qui orne le dossier de la chaise ne va pas changer en conséquence mais de toute façon, Miss Justice et les autres ne le verront pas.
Ravi, Klein s’entraîna un bon moment, et apprit même à manipuler la gorge et la bouche de son clone pour le faire parler.
Lorsque sa spiritualité fut presque épuisée, il sourit et dit à la fausse personne qui lui faisait face :
– « Bienvenue, nouveau membre. Quelle carte de tarot souhaitez-vous tirer ? »
Puis il se tut. Le clone leva la main, se caressa le menton et répondit d’une voix rauque :
– « Le Monde ! Je choisis la carte symbolisant Le Monde. »