Chapitre 176 – 55 000 livres
La Tulipe Noire… Amiral Enfer Ludwell… On passe de Charybde en Scylla… Ne sommes-nous pas un peu trop malchanceux ? Flottant dans les airs, Klein fut le premier à apercevoir le navire qui approchait. Il ne put s’empêcher de tourner la tête pour regarder Anderson, qui brandissait son épée d’un noir de jais et observait avec sérieux le monstre.
Anderson soutint aussitôt ce regard, perplexe. Tout en se tenant sur ses gardes face à la chair gris noir qui pouvait jaillir d’un instant à l’autre, il demanda :
« Le regard que vous me lancez est fort étrange. S’est-il encore passé quelque chose… »
À peine eut-il prononcé ces mots qu’il se tut instinctivement, ayant perçu quelque chose. D’un bond, il évita le corps éclaté du monstre qui faisait pousser ses ongles à toute vitesse et atteignit rapidement l’autre bord du navire.
Alors qu’il redressait le dos, Anderson siffla soudainement.
« Amiral de l’Enfer… »
Ce n’était pas un homme recommandable. En tant qu’amiral pirate tristement célèbre pour ses massacres indiscriminés, il ne ressentait aucun scrupule à tirer profit d’une situation chaotique en « pêchant » en eaux troubles.
Dès qu’il aurait évalué la situation et compris qu’il pouvait se servir de ce monstre puissant pour éliminer l’Amirale des Étoiles et tout l’équipage du Future tout en récoltant d’immenses butins, il passerait sans aucun doute à l’action !
Ma malchance n’a pas diminué le moins du monde ; elle s’est simplement manifestée sous la forme d’un retrait en une seule fois ? L’expression d’Anderson se tordit ; impossible de déterminer s’il riait ou pleurait.
Au même instant, les informations correspondantes surgirent dans l’esprit de Klein.
La seule prime fixée par Loen pour la tête de l’Amiral Enfer Ludwell s’élevait déjà à 55 000 livres !
Il était l’un des très redoutables Sept Amiraux Pirates, celui dont la prime était la plus élevée !
Son navire amiral, la Tulipe Noire, n’abritait que peu de pirates vivants. La plupart des tâches étaient confiées aux morts-vivants ou aux créatures du monde spirituel qu’il contrôlait.
Il tuait sans discernement mais n’entretenait aucune perversion morbide : il se contentait d’accomplir avec sérieux sa tâche d’expédier les vivants en enfer.
Il entretenait toutes sortes de liens avec l’Épiscopat Numineux. Les rumeurs prétendaient qu’il possédait une bague léguée par l’antique Mort !
Tandis que Klein et Anderson contemplaient la Tulipe Noire, la broche dorée fixée sur la robe de Cattleya se mit à émettre une lumière pure et vive, bien différente d’un soleil aveuglant.
Devant la cabine du capitaine se matérialisa une silhouette floue qui s’allongeait à vue d’œil.
Elle était empreinte du silence et de la sérénité propres à l’aura d’un spectre, tout en diffusant une chaleur comparable à celle du soleil.
Cette entité était d’une incongruité extraordinaire : on eût dit une ombre-fantôme créée à partir d’Eau Sainte du Soleil !
Elle était à la fois sainte et maléfique !
Le Spectre Solaire ouvrit grand les bras ; puis, fonçant à une vitesse insensée, il enlaça la chair gris noir.
Un grésillement de graisses en combustion se fit entendre ; le Spectre Solaire et la chair gris noir s’annihilèrent mutuellement, ne laissant aucune trace.
La nuance pourpre sombre dans les yeux de l’Amirale des Étoiles se mit à onduler tandis que la broche s’illuminait davantage ; elle créa aussitôt un autre Spectre Solaire à l’extérieur du hublot de la cabine du capitaine, lequel se rua sur la chair gris noir qui avait envahi le Future.
Au même moment, Heath Doyle le Sans-Sang protégeait Frank, Nina et les autres matelots. Il employait une méthode de dévoration et de digestion pour résister à la chair du monstre, laquelle possédait une vitalité prodigieuse.
La Tulipe Noire avançait plus vite que Klein ne l’avait prévu ; en quelques secondes, elle était entrée dans une zone suffisamment proche pour inquiéter le Future.
La goélette noire à reflets verdâtres ralentit et s’arrêta sur le côté, comme si elle ignorait tout de la situation.
Soudain, Klein aperçut à la surface de l’air autour du Future un œil quasi transparent aux sclères d’un pâle cadavérique, qui les observait d’en haut sans ciller.
Ceci… serait l’équivalent spirite d’une longue-vue ? Après un bref temps d’arrêt, Klein dégaina son revolver de la main droite et le braqua sur l’œil appartenant à une créature du monde spirituel.
Il hésita un instant. En tant que Gehrman Sparrow, l’aventurier dément, tirer sans réfléchir cadrait le mieux avec son personnage. Cependant, l’Amiral Enfer Ludwell n’avait encore manifesté aucune hostilité ; il se pouvait qu’il redoutât la faction soutenant Cattleya et se retînt. Si Klein détruisait impulsivement cette « longue-vue », il orienterait immanquablement la situation vers une issue plus chaotique et dangereuse !
Pendant cette brève hésitation, l’œil illusoire quasi transparent s’évanouit. Plus loin, la Tulipe Noire continuait d’approcher, se faisant de plus en plus distincte.
Très haut au-dessus de la Tulipe Noire, des squelettes blancs, dépourvus de vêtements comme d’armures de cuir, manœuvraient activement les voiles, tandis que des zombies livides patrouillaient sabre à la main, scrutant les environs de leurs yeux où brûlait une flamme verte. Des ombres, des spectres et toute sorte de créatures étranges du monde spirituel tournaient en cercle, traversant parfois la coque d’où émergeaient des visages translucides à peine perceptibles.
Dans la Vision Spirituelle de Klein, la Tulipe Noire ne comptait qu’un seul être vivant : un homme vêtu en capitaine, qui se tenait silencieux sur le pont.
Il portait un chapeau tricorne extravagant orné d’un crâne blanc et de plumes, une chemise blanche garnie de dentelle et un lourd manteau brun d’une magnificence certaine. À la ceinture de cuir fauve qui ceignait ses collants blancs pendait une fine rapière.
Son visage était dissimulé derrière un masque d’argent ; nul ne pouvait distinguer ses traits. Les ouvertures figurant ses yeux, son nez et sa bouche dessinaient des lignes glaciales qui faisaient frissonner.
Cela correspondait trait pour trait à l’image que colportaient les rumeurs sur l’Amiral Enfer Ludwell !
Où sont son premier lieutenant, son second, son troisième et le maître d’équipage ? Klein s’étonna d’abord de l’absence de personnel vivant sur la Tulipe Noire avant de comprendre rapidement.
Tout comme le troisième lieutenant, le commandant d’artillerie et bon nombre de marins du Future avaient été envoyés sur d’autres navires de la flotte pirate, seuls le strict minimum d’hommes avait été embarqué pour pénétrer dans ces eaux-ci. L’Amiral Enfer Ludwell n’avait pas autorisé ses subalternes « faibles » à le suivre ; après tout, il pouvait diriger les morts-vivants et les créatures du monde spirituel pour manœuvrer le navire.
À cet instant, la Tulipe Noire vira manifestement pour présenter son flanc tribord.
Lorsque l’Amiral Enfer Ludwell effleura son masque d’argent, une salve retentit.
Des boulets de canon furent projetés : certains tombèrent dans la mer avant d’atteindre leur cible, soulevant des gerbes d’écume ; d’autres volèrent trop loin et s’abîmèrent plus loin encore.
C’était un tir de réglage !
Bientôt, la Tulipe Noire lança une seconde volée de bombardement.
Klein était sur le point d’activer la Faim Rampante et d’employer le pouvoir de Distorsion du Baron de la Corruption afin de détourner les boulets de canon et de les envoyer plus loin, lorsqu’il vit Anderson Hood lever la main droite et la pousser en avant.
D’orangés et jaunes, des Corbeaux de Feu se condensèrent aussitôt ; ils volèrent avec une précision infaillible pour intercepter chaque boulet !
Boom ! Boom ! Boom !
Des flammes aveuglantes éclatèrent en plein vol tandis que des débris fusaient ; on aurait dit qu’une trentaine de feux d’artifice illuminaient le ciel.
Je dois reconnaître que les pouvoirs d’un Pyromane sont fort utiles en mer ; c’est une version mystique d’un système de défense antimissile. Toutefois, c’est parce qu’Anderson est le Chasseur le Plus Puissant et qu’il a déjà atteint la Séquence 5. Si ç’avait été Danitz, il lui aurait été impossible de tout intercepter ; il aurait déjà été remarquable qu’il en déclenche la moitié… Hélas, lorsque j’emploie le Contrôle des Flammes, je ne peux m’occuper que d’un boulet à la fois… Tandis que Klein soupirait, la Tulipe Noire cessa son bombardement et changea de vitesse, réduisant encore la distance qui la séparait du Future.
À mesure qu’elle se rapprochait, la surface de la mer entre les deux immenses voiliers, baignée d’un soleil doré, vira soudain au noir. Ce n’était pas de l’encre, mais bien la nuit la plus sombre, sans lune ni étoiles.
De cette mer d’encre surgirent des créatures féroces translucides et illusoires ; des cadavres livides tendirent des paumes auxquelles pendait une chair putréfiée, tandis que des flammes d’un rouge sombre ou d’une froide blancheur jaillissaient, formant autant de paires d’yeux.
En un instant, l’endroit sembla se changer en porte de l’enfer ; toutes sortes de morts-vivants flottaient à la surface de l’eau en une multitude serrée, se ruant en avant telle une marée sans fin.
Anderson jeta un regard en arrière vers les Spectres Solaires qui anéantissaient la chair gris noir ; il comprit que l’Amirale des Étoiles se trouvait à un moment crucial de sa confrontation avec l’horrible monstre. Tout ce qu’il put faire fut inspirer brusquement et lever les yeux vers Gehrman Sparrow avec un sourire amer.
Alors qu’il s’apprêtait à plaquer ses mains sur la rambarde pour déchaîner des flammes écarlates qui se propageraient afin de contrer l’invasion de l’armée des morts-vivants, il fut stupéfait de voir Gehrman Sparrow se retourner et regagner sa cabine en s’envolant.
I-il a fui ? Impossible… Le visage d’Anderson se figea manifestement.
Il grimaça en se penchant précipitamment, paumes tendues, pour les appliquer sur le bastingage.
Sans un bruit, une nappe de flammes écarlates s’élança vers le ciel et balaya la zone devant lui.
À ce moment-là, un talisman tomba soudain devant lui tandis qu’il entendait un mot prononcé en ancien hermès.
« Tempête ! »
Hein ? Anderson leva instinctivement les yeux et vit Gehrman Sparrow, en chemise à col rond et veste brune, emporté par une bourrasque tandis qu’il filait à toute vitesse vers la Tulipe Noire.
S-se suicide-t-il ? Je ne comprends pas une telle folie… Anderson resta bouche bée, perplexe.
Vroush !
Porté par les effets du talisman et la bénédiction du vent, Klein vola jusqu’à l’espace aérien au-dessus de la proue de la Tulipe Noire.
L’Amiral Enfer Ludwell leva aussitôt les yeux vers lui ; derrière le masque d’argent brûlaient silencieusement deux flammes d’un blanc livide.
Les ombres, les spectres et les créatures du monde spirituel du domaine de la Mort qui tourbillonnaient au-dessus de la Tulipe Noire se ruèrent immédiatement vers l’ennemi.
Ils ouvraient leur bouche, poussant des cris muets, ou allongeaient leurs longues langues accompagnées de visages racornis, comme en proie à une excitation extrême.
Klein les considéra d’un regard impassible, glissant la main gauche dans sa poche pour lever le mur de spiritualité autour d’une boîte carrée.
Puis il sortit le Sifflet de Cuivre d’Azik, auquel étaient attachées quelques allumettes, et le lança sur le pont à la poupe de la Tulipe Noire.
Soudain, les ombres et spectres transparents, glacés et indistincts, se figèrent, pareils à des vers pétrifiés.
Sans hésiter, ils pivotèrent pour fondre à toute vitesse sur la poupe de la Tulipe Noire, suivis de près par les créatures étranges du monde spirituel.
En moins d’une seconde, les squelettes et les zombies qui ajustaient les canons trahirent l’Amiral Enfer ; la proue se retrouva complètement vide, hormis Ludwell.
Pa !
Klein atterrit sur le pont en replaçant sa casquette, juste devant Ludwell.
Le corps légèrement courbé, il ôta sa main droite de sa casquette, son regard rivé sur l’Amiral Enfer au masque d’argent.