« Melissa, tu ne vas pas me titiller là-dessus… » Pensa Klein qui sentait venir une migraine lancinante.
L’entretien ayant lieu dans deux jours, comment allait-il trouver le temps de rattraper ce que Klein avait oublié ? Même si ce n’était pas énorme, ce n’était pas non plus négligeable. Et comment trouver la disposition d’esprit de réviser alors qu’il était impliqué dans une étrange activité paranormale ?
Klein donna à sa sœur une réponse vague pour la forme, puis il fit celui qui étudiait. Melissa prit une chaise et vint s’installer près de lui puis, à la lumière de la lampe à gaz, elle se mit à travailler.
L’atmosphère était sereine. Il était presque onze heures lorsque frère et sœur se souhaitèrent la bonne nuit et allèrent se coucher.
Tout à coup, des coups frappés à la porte tirèrent Klein de ses rêves.
Il jeta un coup d’œil à la fenêtre et vit que l’aube pointait. Dans un état second, il se retourna et s’assit.
– « Qui est là ? » Demanda-t-il en pensant : « Pourquoi Mélissa ne m’a-t-elle pas encore réveillé ? »
– « C’est moi, Dunn Smith », répondit une voix masculine, grave.
« Dunn Smith ? Je ne le connais pas… » Pensa Klein en se levant pour aller ouvrir.
Devant lui se tenait l’inspecteur de police aux yeux gris qu’il avait rencontré la veille.
Inquiet, Klein demanda :
– « Quelque chose ne va pas ? »
– « Nous avons interrogé un cocher qui nous a assurés que vous vous êtes rendu chez M. Welch le 27, jour même de son décès et de celui de Melle Naya. C’est même lui qui a payé votre transport. »
Klein en fut surpris. Comme il ne mentait pas, il n’avait pas à craindre que ses mensonges soient dévoilés ni à se sentir coupable.
Le 27 juin, le vrai Klein s’était effectivement rendu chez M. Welch et la nuit même, il s’était suicidé, tout comme eux.
– « Ce n’est pas une preuve suffisante », répondit-il avec un sourire forcé. « Rien ne prouve que je sois directement lié à la mort de Welch et de Naya. En toute honnêteté, je suis moi aussi très curieux de savoir ce qui est arrivé à mes pauvres amis. Mais… Mais… je ne me souviens de rien… J’ai pratiquement oublié tout ce que j’ai fait le 27. Cela peut vous paraître difficile à croire mais pour savoir que je m’étais rendu chez Welch le 27, j’ai eu recours à mon journal. »
– « Vous avez vraiment une grande force mentale », dit Dunn Smith en hochant la tête.
S’il ne semblait pas fâché, il ne souriait pas non plus.
– « Vous devriez être capable de discerner ma sincérité », répondit Klein en le regardant droit dans les yeux tout en pensant : « Même si je n’en ai dit qu’une partie. »
Dunn Smith balaya la pièce du regard et répondit calmement :
– « M. Welch a perdu un revolver. Je devrais pouvoir le retrouver ici, je me trompe Mr Klein ? »
« En effet… », pensa Klein qui venait de comprendre d’où venait le revolver. Une pensée lui traversa l’esprit et en un instant, il parvint au verdict final.
Levant les mains devant son visage, il s’écarta pour le laisser passer en indiquant du menton les lits superposés.
– « Derrière le panneau du lit. »
Il n’avait pas cru bon de mentionner qu’il s’agissait du pont inférieur : personne, en effet, n’aurait l’idée de cacher quelque chose sous le sommier du lit supérieur où les visiteurs le repéreraient au premier coup d’œil.
Dunn Smith ne fit pas un pas. Il esquissa un sourire et demanda :
– « Rien à ajouter ? »
– « Si », répondit sans hésiter Klein. « Hier, je me suis réveillé au beau milieu de la nuit affalé sur mon bureau, un revolver près de moi et une balle dans un coin de la pièce comme si j’avais voulu me suicider. Peut-être est-ce parce que je n’ai jamais utilisé de revolver ou parce que j’ai eu peur au dernier moment… Quoi qu’il en soit, la balle a manqué son objectif et je suis toujours en vie. Seulement, j’ai perdu une partie de mes souvenirs et je ne mens pas, je ne me rappelle plus du tout ce que j’ai vu ou fait chez Welch le 27. »
Il préférait dire la vérité, ou presque tout, sans mentionner bien sur sa transmigration et la fameuse Réunion, que de se voir ajouté à la liste de suspects.
En outre, Klein avait pris bien soin de ne tenir que des propos sensés et s’était bien gardé de dire que la balle l’avait blessé à la tête. Si d’autres n’auraient guère vu de différence entre ces deux versions, elles étaient aussi loin l’une de l’autre que la craie peut l’être du fromage.
Dunn Smith écouta attentivement :
– « Cela corrobore mon hypothèse et recoupe la logique de certains évènements similaires survenus dans le passé, même si j’ignore totalement comment il se fait que vous soyez toujours en vie. »
– « Je suis ravi que vous me fassiez confiance. Pour être franc, moi aussi je l’ignore », répondit Klein avec un léger soupir de soulagement.
– « Mais… » (car il y a toujours un mais…) « Que je vous croie ou non ne change rien étant donné que, pour le moment, vous êtes le principal suspect. L’experte devra confirmer que vous avez bel et bien oublié ce que vous avez vécu et que vous n’avez vraiment rien à voir avec la mort de M. Welch et de Mlle Naya. » Il s’éclaircit la voix et prit un ton grave : « Monsieur Klein, je sollicite votre coopération. Accompagnez-moi au poste de police le temps de l’enquête. Cela ne devrait prendre que deux à trois jours s’il s’avère que vous n’avez rien à voir avec tout ceci. »
– « L’experte est ici ? » Demanda Klein en pensant : « N’avaient-ils pas dit dans deux jours ? »
– « Elle est arrivée plus tôt que prévu », répondit Dunn en se tournant sur le côté pour l’inviter à sortir.
– « Permettez-moi de laisser un petit mot. »
Benson n’était toujours pas rentré et Melissa était à l’école, aussi n’avait-il pas d’autre solution que de les prévenir qu’il était impliqué dans un incident lié à Welch afin qu’ils ne s’inquiètent pas.
Dunn, qui ne s’en souciait guère, hocha la tête :
– « Entendu. »
Klein retourna à son bureau et tout en cherchant du papier, se mit à réfléchir à ce qui l’attendait.
Honnêtement, il n’avait aucune envie de rencontrer l’experte, étant donné son important secret. Dans un lieu où régnaient sept grandes Églises et sous prétexte que l’Empereur Roselle, soupçonné d’être lui-même un transmigrateur, avait été assassiné, le seul fait de parler de transmigration le conduirait directement en justice et engendrerait une procédure d’arbitrage.
Ceci dit, n’ayant ni armes, ni super pouvoirs ni même de compétences en matière de combat, il ne pouvait rivaliser avec un policier professionnel qui, de plus, avait posté quelques subalternes dans le couloir.
« Si jamais ils pointent leur armes sur moi, je suis fini! » Pensa-t-il. « Chaque chose en son temps. »
Son message rédigé, il attrapa ses clés et suivit Dunn. Dans le couloir les attendaient quatre policiers en uniforme noir et blanc qui, les voyant arriver, se divisèrent en deux groupes et les escortèrent, très attentifs.
Les escaliers de bois, qui grinçaient de temps à autre, semblaient protester à leur passage.
Devant l’immeuble, dans la rue animée, les attendait une voiture à quatre roues ornée de l’emblème de la police : deux épées croisées et une couronne.
– « Montez », ordonna Dunn.
Klein était sur le point d’obtempérer lorsque soudain, on vit un vendeur d’huîtres agripper un client en le traitant de voleur. Il y eut affrontement et les chevaux, effrayés, s’emballèrent.
« C’est l’occasion ou jamais », pensa Klein.
N’ayant guère le temps de réfléchir, il fonça dans la foule, joua des coudes et atteignit l’extrémité de la rue.
S’il voulait éviter l’experte, il n’avait pas d’autre choix que de se rendre sur les quais situés en périphérie de la ville, de prendre un bateau et de longer la Rivière aux Touradons jusqu’à Backlund, la capitale. La population y étant plus dense, il pourrait plus facilement se cacher.
Il pouvait aussi, bien sûr, prendre un train à vapeur en direction de l’Est jusqu’au port d’Enmatt, le plus proche, puis rejoindre Backlund par voie maritime via Pritz.
Très vite, Klein arriva dans une rue qui débouchait sur la Rue de la Croix de Fer où plusieurs voitures attendaient d’être louées. Il héla l’une d’entre elles, sauta dedans et cria :
– « À l’embarcadère! »
Il avait bien réfléchi. D’abord, il lui fallait duper les policiers qui le poursuivaient aussi, dès qu’il serait à une distance respectable, il sauterait de voiture.
– « Très bien », répondit le cocher en tirant sur les rênes.
La voiture quitta la Rue de la Croix de Fer.
Klein était sur le point de sauter lorsque soudain, il s’aperçut que celle-ci avait pris une autre route qui ne menait pas du tout hors de la ville.
– « Où allez-vous ? » Lâcha Klein, pris d’un bref vertige.
– « Chez Welch…» Répondit le cocher sans sourciller.
« Quoi!? » Klein était à court de mots. Soudain, le conducteur de la voiture se retourna et à ses yeux gris et froids, il reconnut Dunn Smith.
– « Vous! » S’écria-t-il, soudain nerveux. Puis il se redressa et tout devient flou et se mit à tourner autour de lui.
Klein regarda autour de lui, confus, et reconnut la pièce baignée d’une lumière cramoisie tandis que la lune écarlate brillait derrière la fenêtre. Il tâta son dos : celui-ci était humide et froid, tout comme son dos en sueur.
– « Un cauchemar…» Soupira-t-il. « Tout va bien… tout va bien…»
Cependant c’était étrange car dans son rêve, il avait plutôt l’esprit clair et était même en mesure de réfléchir posément.
Son calme retrouvé, Klein regarda sa montre à gousset : il n’était que deux heures du matin. Il se leva tranquillement dans l’intention de se rendre à la salle d’eau pour vider sa vessie et se laver le visage. Il ouvrit donc la porte et longea le sombre corridor à peine éclairé par le clair de lune.
Soudain, il aperçut, à la fenêtre située au bout du couloir, une silhouette baignant dans le clair de lune et à demi-dissimulée par l’obscurité. Celle-ci était vêtue d’un coupe-vent noir, plus long qu’une veste mais plus court qu’un manteau.
Le personnage se retourna lentement et il reconnut les yeux gris, froids et profonds de… Dunn Smith!