Livre 6, Chapitre 45 – Le pacte du pavillon noir
Les dieux avaient une durée de vie si longue qu’elle pouvait être infinie. Le temps n’avait que peu d’importance pour eux. Il s’agissait d’une espèce lointaine qui n’intervenait pas beaucoup dans la vie des humains, de sorte que des êtres comme le dieu Nuage passaient la majeure partie de leur temps isolés et en sommeil.
Il était le maître de Skycloud, mais le plus important dans la présence et la fonction du dieu était son rôle de pont entre l’humanité et le mont Sumeru.
Si Skycloud était menacé, le dieu des nuages transmettait l’information à ses frères. De plus, le dieu des nuages recevait des reliques et d’autres trésors de sa maison pour les distribuer aux humains. En outre, les dieux étaient mystérieux et impénétrables. Comme ils ne s’impliquaient que rarement dans les activités humaines quotidiennes, on les considérait plus comme des symboles que comme autre chose.
Mais les choses étaient en train de changer, car cet être parfait avait quitté son perchoir et flottait désormais au-dessus des terres désolées, loin de chez lui. Les Élyséens et les habitants des terres désolées avaient la possibilité de voir de près ce dieu énigmatique, et ils étaient sous le choc.
Cloudhawk avait déjà eu affaire à des dieux, mais c’était parce qu’il avait été utilisé. Grâce à cette expérience, il avait appris à quel point le pouvoir de ces créatures était vaste et effrayant. Mais le Cloudhawk d’aujourd’hui n’était plus le même jeune homme. Même face à un dieu, il n’était pas incapable de se défendre.
À bien des égards, le dieu des nuages était la plus grande variable en ces temps incertains.
Bien que sa présence parmi les citoyens soit presque inexistante, leur dieu protecteur exerçait une influence non moins redoutable que celle du défunt Arcturus. Les événements récents avaient sapé la vitalité du royaume, mais il ne risquait pas de s’effondrer. Si le dieu des nuages décidait de déclencher une seconde guerre entre Élyséens et Terres arides, le coût pour les deux camps serait dévastateur.
Peut-être serait-il préférable de le tuer maintenant !
Le Dieu des nuages restait suspendu dans les airs, la lumière crue du soleil des Terres désolées se jouant de sa silhouette parfaite. C’était une créature pleine de beauté et de puissance, entourée d’une armure cristalline. Aucune partie n’était ouverte à l’air. L’armure étreignait la divinité, aussi serrée et sensible qu’une seconde peau.
Le dieu des nuages ne bougeait jamais, ne libérait jamais sa puissance. Pourtant, les vastes énergies mentales qu’il possédait étaient facilement perceptibles par tous. D’innombrables liens mentaux le reliaient à tous ceux qui se trouvaient à proximité.
Ils provenaient d’une relique, le « lien de l’âme ». Cloudhawk s’en souvenait grâce aux archives de la Grande Guerre. Il reconnut les fils invisibles dans des données à moitié mémorisées, lues il y a longtemps. L’âme-lien ne semblait pas très impressionnante, mais il s’agissait en fait d’une arme rare qui était fameusement dangereuse. Elle était presque entièrement intraçable et il était impossible de s’en défendre par des moyens ordinaires.
Non seulement cette relique donnait au Dieu des Nuages un canal direct pour les attaques mentales, mais elle lui permettait également de prendre le contrôle direct de la volonté de sa victime ! S’il choisissait d’attaquer à cet instant, la plupart des personnes rassemblées n’auraient aucun moyen de se protéger et tomberaient en un instant. Une fois l’attaque lancée, il serait impossible de l’éviter.
Au même moment, le Dieu des Nuages évaluait Cloudhawk. Ce profanateur était le successeur du Roi Démon ? Même le Roi-Dieu n’aurait pas pu prédire que l’héritier de son rival serait une créature aussi éphémère. C’était peut-être le but recherché. Les vies humaines n’étaient qu’un feu de paille, trop courtes pour attirer l’attention du roi des dieux.
Pourtant, le roi des démons avait dû être bien naïf. Comment une créature aussi basse et vile pouvait-elle espérer s’élever contre les dieux parfaits ? La technologie humaine s’était perdue dans les siècles. Quels outils leur restaient-ils pour se battre ?
Bien que l’espèce divine soit peu nombreuse, même le plus faible d’entre eux serait l’équivalent d’un maître chasseur de démons dans le monde des hommes. La technologie humaine, les capacités de combat et l’évolution étaient toutes inférieures, quoi qu’on en dise. Même avec le soutien de la détestable Géhenne, rien de ce que faisaient ces fourmis ne pouvait ébranler le mont Sumeru.
Ils étaient comme des enfants qui essaient de faire un bras de fer avec un géant. Leurs efforts étaient vains, sans espoir. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser le Roi Démon à choisir un humain pour lui succéder ?
Cloudhawk et le Dieu des Nuages se tenaient en silence, s’observant l’un l’autre. Ni l’un ni l’autre ne bougeait ou ne faisait de gestes violents. Sans le Masque aux Mille Visages, il n’était pas suffisamment défendu contre la divinité. Il n’était pas sûr des motivations du dieu, car jusqu’à présent, tout ce qu’il avait fait était de regarder Cloudhawk comme s’il était un animal curieux. Il sentait les vagues d’énergie mentale qui le traversaient, mais elles n’avaient rien d’hostile.
L’inquiétude qui régnait entre les Élyséens et les habitants des Terres désolées ne cessait de croître. Ils savaient que si une bataille éclatait, elle serait terrible.
« Pourquoi devons-nous nous battre ? » Dans cette impasse silencieuse, ce fut la voix de Wolfblade qui rompit le calme. Il sortit de l’entourage de l’Alliance Verte et s’adressa au Dieu des Nuages avec un sourire amical. « Dieu des nuages, je prie pour que vous vous portiez bien. »
L’attention du dieu fut attirée par cet humain à l’apparence extrêmement banale. Le puits stagnant qu’était l’émotion divine se mit soudain à bouillonner d’activité !
Chaque créature vivante possède une signature mentale qui lui est propre. On peut changer d’apparence, mais on ne peut pas cacher le fonctionnement de son esprit. En un instant, le dieu des nuages reconnut la conscience qui se cachait sous la frêle forme humaine. L’esprit puissant et ancien qui l’habitait. C’était Légion, l’Ancien Démon du Second Sceau !
C’était une créature puissante de sa race, qui n’avait rien à envier au Roi Démon en termes d’influence et de puissance.
D’innombrables fois pendant la Grande Guerre, Légion avait échappé à l’encerclement des dieux. Il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’un ennemi rusé et dominant. Plus d’un dieu redoutable était tombé entre les mains de Legion. Le Dieu des Nuages lui-même avait été vaincu par l’ancien.
Enfin, le dieu prit la parole. « Tu es devenu faible. »
« J’ai subi un certain nombre de changements physiques au cours des dernières décennies. Au fur et à mesure que ces identités s’estompent, mon pouvoir s’affaiblit également. »
Il peut changer de corps ? La pensée se fraya un chemin dans la conscience du dieu.
Wolfblade devina ce qui se passait dans son esprit. « La différence entre les formes de vie dites supérieures et leurs cousines inférieures n’est qu’une différence de forme. N’est-ce pas ? J’ai prouvé par mes actions que les corps biologiques peuvent être échangés. Je peux le faire en tant qu’ancien de ma race. Vous, en tant que Suprême, le pouvez aussi. »
S’agissait-il d’une technologie démoniaque ou d’une méthode que seule Legion avait découverte ? Si l’ancien avait maîtrisé les moyens de passer d’un corps à l’autre, cela ne signifiait-il pas que la créature s’était entièrement débarrassée des chaînes de la vie et de la mort ?
« Je sais ce que vous êtes venus chercher ici. J’ai un secret, qui concerne les origines des dieux et des démons. J’imagine que vous êtes très curieux d’apprendre ce que je sais. »
Le dieu des nuages ne parla pas. Il galvanisa plutôt le pouvoir de l’âme-lien et envoya ses énergies mentales dans Wolfblade. Pourtant, après avoir pénétré l’esprit de la créature, le Dieu des Nuages ne vit rien d’autre qu’un vide illimité. L’obscurité, l’immobilité, le silence. Comme un univers dépourvu d’étoiles. Se pourrait-il que même le Dieu des Nuages n’ait put extraire les souvenirs de ce monstre ?
« Si vous êtes si curieux, je serais heureux de partager cette information. Je peux vous aider à découvrir ce que vous souhaitez apprendre. En échange, vous devez accepter de ne pas vous mêler de nos affaires. ”
« Une négociation ? Entre un dieu et un démon ? »
« Dès que votre lien avec les autres a été rompu, vous êtes devenu un paria parmi les dieux. Pensez-vous avoir d’autres choix ? »
Les dieux formaient une société collective. Se couper de l’ensemble était un acte extraordinaire. L’être s’était isolé des autres à cause de la contagion qu’il avait reçue. Il fallait découvrir la vérité au plus vite.
Il proposait un accord entre Skycloud et les terres arides ? Pour le dieu des nuages, c’était l’équivalent de deux enfants qui se battent.
Tôt ou tard, Sumeru découvrirait que quelque chose ne va pas à Skycloud. C’était la façon dont le roi des dieux nettoyait la région et tous les dieux contaminés. Le temps était compté pour tout le monde, les Élyséens comme les habitants des terres incultes.
Finalement, le dieu des nuages accepta ce compromis. Chaque camp pouvait avoir ses propres objectifs. Si le moment et les circonstances s’y prêtaient, le Dieu des Nuages n’hésiterait pas à éliminer Cloudhawk ou Wolfblade. Pour l’instant, cependant, il semblerait qu’ils soient des naufragés échoués sur la même île. Le dieu devait admettre que l’envie de connaître les origines de son espèce était une soif inextinguible.
L’avant-poste de Blackflag avait été entièrement rasé par la guerre. La plus grande partie de l’avant-poste avait été ensevelie sous le sable. Le bâtiment de pierre où vivait autrefois la Reine Sanglante et la cour autour de laquelle les mercenaires du Tartare s’étaient rassemblés… il n’en restait que de faibles vestiges, émergeant du sable jaune.
Beaucoup auraient été surpris d’apprendre qu’une jeune chasseuse de démons, en quête de vengeance pour son père, avait autrefois arpenté ces ruines sous un déguisement. Il aurait été tout aussi choquant de réaliser qu’au sein d’une petite compagnie de mercenaires, un homme qui deviendrait le roi des terres désolées avait vécu ici alors qu’il n’était qu’un jeune garçon, plein de rêves de découvrir le vaste monde.
Toutes les histoires, tous les personnages, tout – détruit par le passage du temps. Oubliés par les vivants, engloutis par la terre. L’ascension et la chute, la naissance et la mort… du plus grand empire au plus petit village, tous étaient esclaves de cet ordre naturel.
La discussion entre Wolfblade et le Dieu des Nuages se situait à un niveau psychique. Les autres n’étaient pas au courant de leurs échanges. Ce qui était clair, c’est que le dieu et le démon étaient parvenus à un accord provisoire. Le Dieu des Nuages ne s’immiscerait pas dans le désert, car il semblait avoir quelque chose de plus important à faire. Profitant de cette occasion, Cloudhawk et Sélène se rencontrèrent en capacité formelle en tant que dirigeants de leurs côtés respectifs.
« Félicitations pour votre accession au poste de gouverneur. Vous avez atteint votre but. Que comptez-vous faire ensuite ? »
« J’ai l’intention d’essayer. » Les cheveux de Sélène, détachés et coulant dans son dos, bruissaient dans le vent. Elle regarda les ruines familières. Il y a des années, son visage immature avait fait de même, mais cette enfant était partie depuis longtemps, et une belle femme l’avait remplacée. « Je souhaite créer un monde libre, heureux et démocratique à Skycloud. »
C’était un rêve ambitieux.
Même s’ils n’étaient pas d’accord avec Arcturus, aucun d’entre eux ne pouvait nier que ses vingt-cinq premières années de gouvernance avaient permis à Skycloud de traverser une période de paix historique. Même si ses méthodes étaient douteuses, c’était peut-être comme le disaient les instructeurs de la Vallée des enfers : une certaine obscurité était nécessaire. C’est ainsi que la paix était maintenue.
L’utopie dont rêvaient les anciens philosophes n’existait pas.
Cloudhawk savait que c’était naïf, mais après avoir passé si longtemps avec Sélène, il savait que ce n’était pas juste une platitude qu’elle crachait. Quand elle disait quelque chose, c’était exactement ce qu’elle avait l’intention de faire.
« Essayons ensemble. »
Ce qui se passait ici aurait un impact profond et durable sur les années à venir. Skycloud et l’Alliance verte signèrent et ratifièrent l’accord. À partir de ce moment, les terres frontalières seraient officiellement considérées comme une zone tampon entre Skycloud et les Terres désolées. Les habitants des Terres désolées pouvaient y vivre et y chercher la prospérité, et les Élyséens avaient le droit de voyager à leur guise. Aucun des deux parties n’imposerait de restrictions sur les terres frontalières, qu’elles soient commerciales ou sociétales.
C’est ce qui fut appelé le Pacte du Pavillon Noir.
En apparence, il ne s’agissait que de la cessation de la guerre et de l’établissement officiel des zones frontalières comme tampon entre les deux parties. En réalité, il s’agissait d’un premier pas révolutionnaire vers la paix entre deux anciens ennemis.
Désormais, les marchands élyséens pouvaient faire des affaires dans les terres incultes. Les habitants des terres incultes pouvaient s’enrichir et être respectés dans les terres frontalières. Pour la première fois, ils pouvaient être reconnus comme des personnes de valeur ! Pour ces raisons, ce qui n’était en apparence qu’un simple accord avait des implications bien plus précieuses que la valeur nominale de ses mots.