Nefolwyrth
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Chapitre 27 – Une journée sans incident
Chapitre 26 – Qui je suis Menu Chapitre 28 – Ma raison

-1-

Les oiseaux chantaient le matin naissant, comme c’était le cas tous les jours à cette saison, dans ce quartier où je vivais. Je me réveillais d’un profond sommeil. Mes souvenirs les plus récents étaient aussi flous que mes derniers songes. En ouvrant les yeux, je réalisai que la nuit n’avait pas encore quitté ces murs.

Mon esprit était toujours en berne, mais la faim de loup qui hurlait en moi me poussait à me lever.

Je me retrouvais sur mes jambes, sans trop d’équilibre, et avançais dans la pénombre et la confusion du réveil. Je caressais le tissu contre mon corps. Je ne me souvenais pas avoir enfilé cette chemise de nuit que je ne portais qu’en saison douce.

En face de moi, une jeune fille aux longs cheveux d’or et de nœuds me fixait, les yeux plissés. Je constatais des bandages ça et là sur son corps, et les effleura sur le mien pour constater leur présence.

Je restais encore quelques secondes devant ce miroir, faisant travailler mes méninges.

Quand je descendis enfin les marches, on ne pouvait qu’entendre le son maladroit de mes pieds nus sur la pointe des orteils évitant maladroitement de faire craquer le bois sur lequel ils s’appuyaient.

Pourtant, les planches grincèrent, en particulier celles de la salle de soin, dont la porte finit par s’ouvrir.

Un jeune homme qui avait emmené sur ses épaules sa couverture croisa mon regard.

Je m’arrêtais quelques pas avant d’atteindre le rez-de-chaussée. Il ne bougeait plus non plus.

Me voir avec un tel sourire à une heure où le soleil ne daignait pas se montrer en disait long sur mes sentiments. Je n’eus rien besoin de lui dire, et il ne me rétorqua rien non plus. Il portait le même sourire que le mien.

Ellébore : « Tu as une mine radieuse, dis donc. »

Il semblait rassuré de ne pas être le seul debout.

Lucéard : « Tu as l’air plutôt en forme aussi, même si tu es un peu pâle. Et les cheveux lâchés te vont vraiment bien aussi. »

Je rougissais, et ce n’était pas seulement pour le compliment. Sa phrase ressemblait à un rappel à l’ordre. J’étais en chemise de nuit devant un prince de sang du royaume.

Ellébore : « Ooh… Oh . Désolée ! Je reviens de suite ! »

Il passait ça à la rigolade comme s’il n’avait jamais été indisposé par ma tenue.

Lucéard : « Ce n’est pas grave enfin. »

Avant de disparaître de sa vue, je m’arrêtais.

Ellébore : « C-c’est vrai ce que tu dis ? »

Avec un certain embarras, je lui posai cette dernière question.

Lucéard : « Oui. Enfin, la queue de cheval te va bien aussi, mais ce vêtement et tes longs cheveux te donnent vraiment un air de princesse de conte. »

Sans aucune arrière-pensée il prononçait ses mots. Je repris quelques couleurs malgré moi.

Je voulais seulement confirmer que mon teint était pâle, mais je ne me sens pas de corriger le malentendu maintenant.

Mon ventre se mit à gargouiller.

Lucéard : « Ah, navré. J’ai bien peur d’être en train de mourir de faim. »

Il semblait persuadé que le son provenait de son estomac.

Ellébore : « Tu m’ôtes les mots de la bouche… Mais, il faut que je… »

Il ouvrit nonchalamment la porte du salon.

Lucéard : « Ne te sens pas obligée de te changer, si tu as aussi faim que moi, on ferait mieux de s’attaquer aux choses sérieuses. »

Son autorisation signifiait beaucoup pour moi. Mais s’il ne m’avait pas comparé à une princesse de conte, j’aurais certainement persisté à vouloir me changer.

Résolue, je commençais à allumer le feu sous une plaque chauffante qu’avait confectionnée mon père. Le prince s’assit, ne sachant pas quoi faire d’autre.

Ellébore : « J’ai l’impression de passer à côté de quelque chose. Tu te souviens de ce qu’il s’est passé ? »

Ma question se solda par un court silence.

Lucéard : « Je m’attendais à ce que ce soit toi qui me rafraîchisse la mémoire sur ce coup-là. »

Ellébore : « Je ne sais pas ce qui m’étonne le plus : que je ne me souvienne que de bribes, ou que je n’ai pas particulièrement envie de m’en rappeler ? »

Lucéard s’était comporté étrangement, et je m’étais rendue dans une autre ville pour le ramener à la raison. Il y avait cet endroit sombre, et nous avions tenté d’utiliser l’orbe à vœux, en vain.

Ellébore : « J’ai beau forcer, j’ai du mal à me remémorer ce qu’il s’est passé là-bas… »

Le prince s’y essaya à son tour, avant de hausser les épaules en guise d’abandon.

Lucéard : « Bah, tant mieux ? »

Un nouveau silence se fit, on entendait que les crépitements des flammes naissantes.

Ellébore : « C’est sûr que du peu que je m’en souviens, je n’ai pas l’impression que ce fût amusant. »

Lucéard : « Peut-être qu’il vaut vraiment mieux enterrer ce qu’il s’est passé sous terre… »

Je hochais la tête. Pour l’instant, l’idée me paraissait alléchante, ceci dit, je n’allais pas supporter un tel mystère bien longtemps.

Ellébore : « Pendant que ça prend, je vais vite me changer. »

Affirmai-je, avant de m’empresser de rejoindre la porte du salon.

Lucéard : « Attends ! »

Il semblait avoir été pris de court par ma décision, et me retint d’un mouvement de main.

Je me retournais vers lui, curieuse.

Lucéard : « Je me souviens bien de quelque chose. »

Il semblait peiner à recoller les morceaux, mais son visage était serein.

Lucéard : « Je ne pourrais pas dire ce qu’il s’est passé dans cette mine, mais je suis sûr d’une chose : au plus profond de celle-ci… Tu m’as sauvé la vie. »

Je ne m’attendais pas à cette conclusion, et signifiai mon étonnement.

Lucéard : « Je ne suis même pas certain de savoir pourquoi je ressens une telle gratitude, je n’ai même pas l’imagination suffisante pour y trouver une raison valable, et je suis convaincu que ce que j’ai à te dire n’est vraiment que peu de chose par rapport à ce que tu as fait pour moi, mais… Merci infiniment, Ellébore. »

Je restais encore silencieuse, mais plus émerveillée que surprise.

Je ne me souvenais pas avoir déjà vu mon ami sourire avec autant de tendresse. Cette vision me fit si chaud au cœur qu’une forte émotion me poussa à me frotter les yeux.

Ellébore : « Peu de chose… ? »

Je ris de bon cœur.

Ellébore : « Ce n’est pas peu de chose, Lucéard. Tout le contraire, ça me touche beaucoup. »

Après avoir échangé nos sourires pendant quelques instants, l’un de nos ventres nous rappela à l’ordre.

Ellébore : « Oh, je me dépêche ! »

Après quelques minutes, j’étais devant la glace de ma chambre.

Je constatai bien assez vite que mes nœuds ne partiraient pas tous, et je nouais mes cheveux avant de fausser compagnie à mon reflet.

En me retrouvant dans l’étroit couloir du premier étage, je sentis une présence.

Je pris une position menaçante, et un air bien trop sérieux.

Ellébore : « Cette aura… Tu ne peux être que…. »

Face à moi, l’homme croisait les jambes et attrapait sa joue gauche après avoir passé son bras droit derrière la tête.

???: « Tu m’as démasqué… »

Ellébore : « …Papa ! »

Lloyd : « Groovy ! »

Sur ce cri tonitruant, il reprit un visage normal.

Lloyd : « Oh, ma fille ! »

Il se jeta à mon cou pour larmoyer tout son saoul.

Lloyd : « J’ai eu tellement peur qu’il t’arrive quelque chose ! »

Je peinais à dire si c’était encore de la comédie ou non. Après tout, surjouer ses émotions était sa façon à lui d’être naturel. Cependant, ça ne remettait pas en question la véracité de ses propos.

Ellébore : « Désolée, Papa… »

Il plaça hâtivement sa main sur ma bouche, comme si je n’aurai jamais dû prononcer ce mot.

Lloyd : « Oh non, tu n’as certainement pas à t’excuser. C’est moi qui suis désolé. Je me suis trompé. Je me suis comporté comme un vulgaire personnage secondaire qui freine l’héroïne alors qu’elle s’apprêtait à affronter le boss final. C’est toi qui avait raison. Pour ce monde auquel nous aspirons, nous ne pouvions pas abandonner une vie à son sort tragique. Tu as fait ce que le jeune homme que je fus aurait naïvement souhaité que sa fille fasse un jour. »

Sa façon de présenter les choses ne m’inspira que de la perplexité.

Ellébore : « Heu… »

Lloyd : « Mais plus important encore ! Tu n’as pas à t’excuser pour une simple raison : tu as réussi ! Ton succès est retentissant ! Tu as sauvé Lucéard ! »

Je m’essayai encore à deviner comment je m’y étais prise, mais je me retrouvais une fois de plus bloquée. J’avais pourtant une certaine conviction qui se dégageait. Un sentiment.

Ellébore : « Je ne sais pas si c’est moi qui l’ai sauvé, en fin de compte… »

Il constata que cette déclaration n’était pas l’expression de ma modestie. Si j’avais pu le sauver, c’était malgré moi. Je ne parvenais pas à voir les choses autrement.

Lloyd : « Vous seuls pouvez savoir ce qu’il s’est passé dans cette mine, mais je ne pense pas que notre bon prince ait pu se débarrasser de ses démons tout seul. Tu y es forcément pour quelque chose. »

Ellébore : « Ses démons… »

La main délicatement posée sur ma bouche, je me plongeais dans une nouvelle réflexion.

Lloyd : « Quoi qu’il en soit, jeune fille, tu t’es mise en grand danger, j’espère que tu sauras être plus prudente la prochaine fois. Je te signale que tu es très anémiée. Et je pèse mes mots. Tu as perdu énormément de sang. »

Je m’attendais à ce diagnostic. Je n’avais pas tous les jours faim au point de me sentir faible. Mais pourtant…

Lloyd : « Je me demande d’ailleurs comment tu t’es faite ça. Tes blessures sont plutôt légères. Ce n’est pas normal d’avoir de telles hémorragies avec des plaies aussi bénignes. Ton sang ne serait-il pas un peu trop fluide, jeune fille ? »

Ellébore : « Rien que d’imaginer ce qui a pu m’arriver me donne froid dans le dos. »

Lloyd : « Oh… Mais tu ne t’en souviens pas… ? »

Ellébore : « … »

Il m’inspecta de plus près.

Lloyd : « Bon, va t’asseoir en bas, c’est papa qui s’occupe des fourneaux ! »

Je lui rendis un grand sourire.

Lloyd : « Viande à volonté pour vous deux ! Il vous faut faire le plein de fer ! »

Ellébore : « Manger de la viande aussi tôt le matin, quel luxe ! »

Une fois en bas, mon père s’arrêta devant le prince.

Lloyd : « Vous avez dormi une journée entière tous les deux. Décidément, il va falloir rattraper tout ce temps perdu. Heureusement, Lucéard, tu es assez en forme pour ressortir dès que tu le souhaiteras. »

Lucéard : « Bonjour docteur. »

Se contentait-il de répondre. Il venait d’être tiré hors de ses pensées par le médecin.

Lloyd : « Tes cousines sont restées au Palais après t’avoir ramené ici. Tu devrais profiter de leur présence avant qu’elles ne repartent. »

Sa mine s’éclaircit sur cette annonce.

Lucéard : « Oh, très bien. »

Je m’installais à côté de mon ami et partagea avec lui l’heureuse nouvelle.

Lucéard : « Merci pour tout docteur ! …Et, je suis sincèrement navré d’avoir mêlé votre fille à tout ceci. »

Mon père haussa les épaules d’un air résigné, voire hautain.

Lloyd : « Pas la peine. Je sais d’instinct qu’à l’avenir tu continueras à l’entraîner dans d’innombrables périls, et tu peux te considérer pardonné pour toutes ces fois-là. »

Un silence gêné s’ensuivit.

Lucéard : « Ah… Merci. »

Papa… C’était vraiment nécessaire, ça ?

Je soupirai en mon for intérieur.

Il s’approcha de Lucéard, comme si cela lui permettait d’être plus imposant qu’il ne l’était.

Lloyd : « Mais s’il lui arrive quoi que ce soit, je te retrouverais, et je te tuerais, jusqu’à ce que tu sois mort. »

L’effet qu’il donnait à sa voix était trop exagéré pour qu’on ne puisse le prendre au sérieux.

Lucéard resta pourtant figé comme s’il allait réellement mourir au moindre mouvement.

-2-

Je baillais discrètement.

Ellébore : « Dis, Papa, et qu’est-il arrivé à Ceirios et aux autres ? »

Mon père s’en allait vers la cuisine et enfonça une longue toque blanche sur sa tête avec fierté.

Lloyd : « Oh, oui. Il est rentré à sa caserne après avoir été relâché par la garde de Gorwel. »

Ellébore : « Comment ça relâché ? »

Lucéard aussi semblait étonné de cette nouvelle.

Lloyd : « Ceirios, Baldus, et tous ceux qui l’accompagnaient se sont fait arrêtés. Et les véritables trouble-fêtes ont pris la poudre d’escampette à temps. Classique. »

Comment ça, classique ?

Mon père semblait trouver le cours des événements trop prévisible à son goût, ce qui m’inspira un soupir.

Lloyd : « Enfin, le comte Nefolwyrth est intervenu, et ils ont été relâchés. »

Lucéard : « Ils ne se laisseront pas avoir facilement. »

Le prince qui jusque-là écoutait sagement finit par donner son avis. Il ne pouvait qu’attirer notre attention, et plus encore, il nous rappela quelque chose d’important.

Ellébore : « Mais oui ! À ce sujet, Lucéard ! Tu accepterais de nous en dire plus sur ce qui s’est passé dans le bois de Sendeuil ? Nous avons à peine eu le temps d’en parler la dernière fois ! »

Nos quatre yeux ne le quittaient plus. Nous avions attendu si longtemps d’obtenir ces réponses. Je ne pouvais qu’espérer que ça ne le dérange pas.

Lucéard : « Pas de problème. »

Je me réjouissais déjà, et sortis mon carnet.

Lucéard : « Comme je t’ai dit la dernière fois, celui qui a tué Kynel et qui est à l’origine de ce guet-apens s’appelle Musmak Dryslwyn. Je ne peux me fier qu’à sa parole bien sûr, mais il s’attendait réellement à ce que je meurs, et n’avait donc aucune raison de mentir. J’ignore pourquoi lui et son équipe s’acharne sur moi, mais je sais au moins qu’il fait partie de l’organisation qui a tué ma sœur, et c’est probablement ces mêmes criminels qui ont tué ma mère. Je suis aussi prêt à parier que tout cela à un rapport avec son passé. »

Mon père soufflait victorieusement du nez. Pourtant, quelque chose dans sa voix m’interpellait.

Lloyd : « Maintenant que toutes ces informations vont être rendues publiques dans le royaume, la situation ne pourrait pas être pire pour eux. Ils ont intérêt à être les types les plus balèzes de la planète. »

Lucéard avait prit le temps d’écouter ses élucubrations, et y répondit calmement.

Lucéard : « Je n’ai pas pu constater toute l’étendue de leurs forces, mais je ne pense pas qu’ils fassent le poids face à la plupart des chevaliers. Il suffirait que la Garde les débusquent, et tout serait fini pour eux. Néanmoins, je suis sûr qu’ils trouveront un moyen de toujours leur filer entre les doigts. »

Je regardais mon ami avec inquiétude. Je peinais à imaginer ce qu’il pouvait être en train de vivre.

Ces gens l’ont tellement fait souffrir. Ils lui ont tellement pris, lui qui n’a rien demandé, lui qui n’a rien fait pour mériter ça. Cet acharnement dont ils font preuve est vraiment trop cruel.

Je poursuivais mes réflexions pendant que le prince rassemblait ses informations dans son esprit.

Lucéard : « Ce Musmak reçoit des ordres. Il y a une menace encore plus grande qui se tapit dans l’ombre. J’imagine pourtant mal ce type se soumettre à qui que ce soit. Mais je ne vois pas d’autres explications. Quelqu’un tire les ficelles derrière ces cinq individus dont fait partie Musmak. Ils se font appeler les empereurs de la fin obscure. »

Conclut-il en haussant les sourcils.

Lloyd : « C’est un gamin de douze ans qui a choisi ce nom ou quoi ? Dans le genre qui se prend trop au sérieux, on tient le pompon. »

Mon père venait de résumer ma pensée, ce qui me donnait le loisir de ne pas revenir sur ce point.

Ellébore : « Et qu’est-ce que tu sais exactement sur l’implication de Baldus et de son petit groupe ? »

Ce sujet me trottait en tête depuis un moment, mais je devais encore tâter le terrain avant d’aborder la vraie question qui me brûlait les lèvres.

Lucéard : « Eh bien… Je sais qu’il m’est venu en aide à l’entrée de Gorwel, même si ça me paraît flou… On dirait bien qu’il s’est rebellé contre le groupe de Musmak, et qu’il a entraîné les autres avec lui. »

J’appréciais sa coopération. Il se contentait de répondre docilement sans état d’âme. Il avait l’air serein, comme si on lui avait ôté des épaules un lourd fardeau.

Lucéard : « J’ignore pourquoi ils se comportent comme ça, avec moi, comme avec les sbires de Musmak. J’aimerai bien connaître leurs véritables motivations. »

Ellébore : « Au sujet des alliés de Baldus, tu as déjà vu une grand-mère vraiment minuscule accompagnée de deux hommes très musclés ? »

Il paraissait à peine surpris.

Lucéard : « Oh, tu veux dire que Mamie, Duxert, et Brakmaa étaient aussi à Gorwel ? »

Perspicace, comme d’habitude.

Lucéard : « Alors, ils sont vraiment tous de mèches. Je ne comprends pas pourquoi ils agiraient contre l’organisation. Ils n’étaient clairement pas les sbires de Lusio par hasard. »

Une assiette se brisa, nous faisant sursauter tous deux.

Lloyd : « Ohoh, quel boulet ! »

Lucéard revint rapidement à ses pensées, mais de mon côté, je continuais de fixer mon père avec insistance.

Ellébore : « Tu ne t’es pas fait mal ? »

Il eut un rire gêné, supposé nous rassurer.

Lloyd : « Oh ça va, ça va. Heureusement, elle était vide. »

Il revint vers nous avec des tranches de rôti. C’était un menu bien luxueux pour nous, mais mon père tenait à fêter notre retour à la maison.

Lloyd : « Allez régalez-vous ! Enfin, toi, Lucéard, tu dois être habitué à mieux. »

Presque gêné par la remarque de mon père, le prince se justifia.

Lucéard : « Oh, vous savez, je ne suis même plus habitué à manger, dernièrement. »

Je souris tout en l’observant.

Décidément, je ne savais pas qu’il pouvait avoir un naturel aussi doux.

Cela faisait déjà quelques minutes que l’odeur de la viande cuite troublait ma concentration, et à la seconde où Lucéard posa son couteau sur la chair du bœuf, j’engouffrais goulûment une juteuse première bouchée.

Ellébore : « Oh, c’est bon ! »

Je mastiquais joyeusement.

Mon voisin de table se montrait toujours digne. Il avait pourtant d’aussi bonnes raisons que moi de se jeter sur son assiette. Malgré son naturel nonchalant, c’était bel et bien un prince, on ne pouvait plus en douter dès lors qu’on contemplait la grâce de chacun de ses mouvements.

Je reposais ma fourchette pour rebondir sur le sujet tant qu’il en était encore temps.

Ellébore : « Hmm… Dis, Lucéard. Tu es plutôt en bon terme avec Baldus et ses amis, non ? »

Sans réaction particulière, il assimila ma question. Je n’avais jamais osé lui demander, mais ce mystère me taraudait toujours depuis notre rencontre.

La réponse ne lui vint pas tout de suite.

Lucéard : « Je n’irai pas jusqu’à dire en bon terme… »

Quand il vit le regard insistant que mon père et moi lui lancions, il ne manqua pas le sous-entendu, et, bien que je sentais encore une légère amertume dans sa voix, il ne semblait pas décontenancé.

Lucéard : « Je devrais les haïr, j’imagine. C’est évident. D’ailleurs, je les haïssais. Après tout, c’est eux que j’associe à ce moment où ma vie a basculé. Et pour cause, s’ils ne sont pas coupables, ils sont au moins complices de la mort de ma sœur… Ils auraient dû être jugés pour ça. J’aurai dû les maudire pour le restant de leurs jours. »

Son calme jurait avec la teneur de ses propos.

Lucéard : « Je n’ai pas pris beaucoup de temps pour y réfléchir. Et pourtant, je ne peux que constater que je ne les déteste pas. Je ne sais pas comment c’est possible, mais c’est bien comme ça que je ressens les choses. »

Son attitude faisait qu’on lui reconnaissait volontiers une certaine sagesse plutôt qu’une inconscience à toute épreuve.

Lucéard : « Je suppose que de m’être retrouvé une fois de leur côté a changé ma perspective. Je peine à les associer avec ce qui s’est passé dans cette tour, et honnêtement, leur présence ou leur absence n’aurait pas changé grand-chose, au fond. Tu vas certainement trouvé ça idiot, mais je n’ai jamais eu à regretter de ne pas les traiter comme des ennemis, et ça me suffit. »

Ellébore : « C’est tout à ton honneur. Je trouve ça plutôt admirable. »

Lucéard : « Bien sûr, je compte bien que justice soit faite. Mais ce n’est pas à des sbires de payer le prix fort. Et pour les autres, je ne me fais pas d’illusions, il n’y a pas de châtiment qui pourrait réparer leurs abjections. Je dois juste m’assurer qu’ils ne puissent plus répéter une seule fois de plus pareille tragédie. »

Quelque chose avait vraiment changé en lui depuis notre dernière discussion. Son esprit était plus clair. Quelque chose le guidait, et cet objectif était de plus en plus distinct.

Mon père hochait la tête avec satisfaction.

Lloyd : « Tu devrais garder ces beaux discours pour le point culminant d’un combat. »

Cette énième remarque saugrenue nous amusa malgré tout.

Lucéard : « Je veux bien répondre à toutes tes questions, mais toi aussi tu as des trucs à me dire sur ce qui s’est passé après que je sois tombé inconscient. »

Ellébore : « Eh bien, de ce que j’ai appris, une personne, supposément ton chauffeur, a contacté la garde ducale depuis Sendeuil, et par miracle, l’équipe de monsieur Endurnyjun qui a été envoyée immédiatement t’a trouvé dès leur sortie de la ville. »

Lucéard écarquilla les yeux.

Lucéard : « Monsieur Synchrod a fait ça… ? »

Murmura t-il à lui-même. Cela semblait signifier quelque chose de profond pour lui.

Synchrod, hein… ?

Ellébore : « Cela peut paraître étrange, mais, tu penses qu’il serait possible que ton chauffeur soit impliqué dans cette affaire ? »

Mon esprit de détective commençait à s’échauffer à mesure que j’apprenais de nouvelles informations.

Lucéard : « Oh… Non, bien sûr que non. »

Affirma t-il avec un calme sourire. Je ne pouvais pas lui imaginer de bonne raison de mentir. S’il avait des doutes sur le personnage, il m’en aurait parlé, j’en étais persuadée.

Ellébore : « Je vois, ça fait ça en moins à faire. Mais, tu as bien conscience que ce Musmak avait un autre complice dont on ignore l’identité, n’est-ce pas ? Certainement quelqu’un qui fréquente la Cour de Lucécie. »

À son expression faciale, je reconnus qu’il n’avait pas pensé à ça, mais qu’une fois la possibilité émise, il ne pouvait que se demander comment il n’avait pas pu y penser plus tôt.

Lucéard : « Une sorte d’espion… Quelqu’un qui savait que j’allais partir vers Sendeuil ce jour-là, et qui a permis à Musmak de s’organiser. Peut-être même que cette personne a rendu possible mon enlèvement et plus tard celui de ma sœur… »

Il n’a pas tort, s’il y a vraiment une taupe dans le palais, on peut penser qu’elle est dans le coup depuis un certain temps, peut-être même…

Mes réflexions les plus poussées ne m’avaient pas empêchée de venir à bout de mon petit-déjeuner. Lucéard n’en était encore qu’à mi-chemin.

Ellébore : « Enfin bref, il ne faut pas négliger cette possibilité. Et bien sûr, si tu as des doutes sur quelqu’un, n’hésite pas à m’en parler. »

Lucéard : « Ce ne serait pas bien de donner des noms comme ça, sans aucune preuve. Mais tu as raison, je vais devoir être sur mes gardes à l’avenir. »

Quand son assiette fut finie, mon père était déjà vêtu de sa fidèle blouse.

Lloyd : « Bien, les enfants, le devoir m’appelle ! À bientôt Lucéard, si on ne se revoit pas aujourd’hui ! »

Lucéard : « Je ne vous ai pas encore remercié convenablement pour tout ce temps où vous vous êtes occupé de moi, et tout ce que vous avez fait pour moi, ainsi que pour ma famille… »

Sa voix avait faibli à la fin de cette phrase.

Lucéard : « Alors merci pour tout ça ! »

Ce sourire cordial était des plus réussis, et mon père partit en se dandinant sans raison.

-3-

Lucéard : « … »

Le prince fixait ce qui restait dans son assiette, l’air maussade.

Ellébore : « Quelque chose ne va pas, Lucéard ? »

Il leva les sourcils en tournant son attention vers moi.

Lucéard : « Oh, c’est juste… »

Je le connaissais assez pour comprendre qu’il ne se confiait pas à la légère, pourtant, après m’avoir dévisagée suffisamment longtemps, il me surprit en poursuivant.

Lucéard : « Quand je serai au palais… Je ne sais pas trop comment me comporter avec Eilwen… »

Je me réjouissais qu’il m’en parle et m’empressais de lui chercher des solutions.

Ellébore : « Voyons voir… Je pense que dans un premier temps, tu devrais essayer de lui parler naturellement. »

Lucéard : « Tu sais… Je lui ai déjà parlé quand nous avons quitté la mine de Gorwel. »

Je ne pouvais que l’ignorer en effet. J’en étais venue à penser que nous nous étions tous les deux évanouis au fond de cet endroit.

Lucéard : « Elle n’avait pas grand chose de différent. »

J’étais d’autant plus surprise d’entendre ça.

Lucéard : « Enfin, pour quelqu’un qui ne la connaît pas. Elle semblait ailleurs, c’est certain. Pour quelqu’un de vif comme elle, c’était étrange. Si j’ai déjà eu l’occasion de la voir mal réveillée, elle n’en restait pas moins fidèle à elle-même. Toujours pleine d’énergie et très expressive. »

Il avait apparemment conservé quelques souvenirs de leur entrevue.

Lucéard : « Je ne peux pas non plus dire que ce n’était plus elle. C’est plutôt comme si… Comme si elle était piégée à l’intérieur d’elle-même. »

Ellébore : « Je vois ce que tu veux dire… Je n’ai pas eu la chance de la connaître longtemps avant que ça n’arrive. Mais j’ai pu voir que c’était une personne extrêmement lumineuse. »

Un chagrin que je croyais passé me revenait insidieusement.

Lucéard : « Je pense que vous vous entendrez bien toutes les deux. Vous avez pas mal de points communs à y réfléchir. »

Sa façon de parler ne laissait transparaître que peu de tristesse. Ses mots ne pouvaient que me donner de l’espoir.

Ellébore : « Tu parles comme si elle était déjà guérie… »

Nous avions échoué après tout. Sans que je ne puisse dire exactement comment, l’orbe à vœux n’avait pu exaucer nos prières.

Lucéard : « C’était totalement insensé ce que tu as entrepris, mais c’était surtout très bien pensé. Si la médecine actuelle n’y peut rien, il doit quand même bien y avoir une autre solution à notre portée. Plutôt qu’être déçu, je me dis qu’on est passé si près de réussir que la prochaine fois sera la bonne. »

Ellébore : « Oui… Tu as raison ! »

Je ne pouvais qu’aller dans son sens, même si je peinais à imaginer comment sortir Eilwen de là. Il m’était arrivé de penser qu’il fallait juste accepter que les choses étaient ainsi si on souhaitait s’en sortir. Et pourtant…

Ellébore : « Je continuerais à faire des recherches de mon côté dès que possible ! »

Il soupirait, à mon grand étonnement.

Lucéard : « Tu en as déjà fait beaucoup trop. Tu n’aurais pas dû te mettre autant en danger. Qu’il t’arrive malheur à toi aussi est la dernière chose dont j’ai besoin. »

Je gonflais les joues pour montrer mon mécontentement. Je ne voulais pas être laissée de côté. Je ne pouvais pas non plus m’empêcher de rougir, pour une autre raison.

Lucéard : « D’accord, d’accord, j’ai compris le message. Mais essaye de m’en parler avant de prendre des risques inconsidérés toute seule. »

Ellébore : « Mh-hm. »

Acceptai-je sans vraiment renoncer à agir de mon côté.

Lucéard : « J’imagine que ça veut dire “Cause toujours !”. »

Déduit-il en se relevant, sans m’en tenir rigueur.

Une fois qu’il fut parti, je me retrouvai affalée sur mon lit.

Je n’ai déjà plus d’énergie. Allez du nerf, Ellébore.

Je me retournais sur le dos. Sans vraiment savoir pourquoi, je souriais. Pour être exacte, ce sentiment de fierté m’animait depuis mon réveil. Cette impression d’avoir fait tous les bons choix était agréable.

Je me récompenserai d’une bonne sieste plus tard ! Pour l’instant, j’ai encore du pain sur la planche !

Mon carnet était posé sur ma table de chevet. Il détenait les noms des suspects et toutes les informations que Lucéard avait bien voulu partager avec moi.

-4-

Lucéard

Alors que la matinée était encore glaciale, et que le soleil peinait à dépasser les cimes de la forêt à l’est de Lucécie, j’aperçus le palais. J’étais décidé à m’accorder un jour de repos aujourd’hui, mais bien des craintes rendirent mon pas hésitant. Pouvais-je enfin avoir une journée paisible ? Je m’étonnais à penser que ce quotidien que j’avais abhorré toute ma vie avait fini par me manquer.

Je me devais de tenir compagnie à mes cousines aussi longtemps qu’elles restaient ici, et je ne pouvais qu’espérer que tout se passe sans encombre.

Au bout de l’allée principale, sur les quelques marches qui me séparaient du hall se trouvait le conseiller du duc.

Voilà qui commence mal.

Hybarch : « Bien le bonjour, mon prince. »

Avant qu’il ne me remarque, le grand homme usé par ses fonctions semblait absorbé par ses pensées. Grand d’une tête de plus que moi, l’imposant homme de loi qui avait voué sa vie à Lucécie se tourna vers moi. Ce nez imposant pareil au bec d’un aigle, symbole majestueux de chacun des héritiers de la famille Rhagoriaeth, était la boussole qui avait guidé la cité pendant des générations. Il pointait vers moi, impitoyable.

Hybarch : « Décidément, vous ne faites qu’enchaîner les tribulations. Ah, indubitablement, beaucoup de choses m’échappent ces temps-ci. Les raisons pour lesquelles vous fuyez votre palais, les raisons pour lesquelles vous receviez vos soins chez un simple médecin du peuple, fusse t-il le célèbre docteur Ystyr. Et maintenant, cette histoire à Gorwel. Bien trop de choses m’échappent, bien trop. »

C’est rafraîchissant de voir que certaines personnes ne changent pas, envers et contre tout.

Je ne lui répondis que d’un sourire forcé avant de lui fausser compagnie.

Comme si son instinct paternel l’avait mené jusqu’au hall, je croisai ensuite mon père. Notre dernier échange me revint en tête.

Illiam : « Mon fils… Combien de fois vais-je encore te voir revenir en pleine santé après tous ces périls ? »

Lucéard : « À chaque fois ! »

Je n’avais pas réfléchi une seule seconde à ma réponse. Il semblait néanmoins enchanté de me voir dans une telle humeur.

J’ai beau dire ça, j’aurai surtout dû mourir à chaque fois. Je ne vais pas mettre ma survie miraculeuse sur le compte de ma chance insolente, mais je dois bien reconnaître que ça ne se joue jamais à grand chose.

Illiam : « Si je ne te connaissais pas aussi bien, mon fils, j’en viendrais à penser que tu as un peu trop confiance en toi. »

Je ne sais pas comment je dois prendre ça.

Lucéard : « Croyez-moi, je préférerais éviter d’être une source d’inquiétude pour vous. »

Il s’amusa de ma réponse.

Illiam : « Oh, quoi qu’on y fasse, un père sera toujours inquiet pour ses enfants. Tu me facilites juste la tâche. »

J’ai bien peur de tenir mon sens de l’humour de ce lugubre personnage.

Lucéard : « Aujourd’hui au moins, j’essaierai de ne vous donner aucun prétexte pour vous faire du sang d’encre. »

Illiam : « Voilà qui est bon à entendre. Tu souhaites rendre visite à tes cousines ? Elles sont dans leurs chambres. Probablement qu’elles y dorment encore. Chez les Nefolwyrth, s’il n’y avait pas de petit-déjeuner, ils ne sauraient pas à quoi ressemble le lever du soleil. »

Il put voir de l’appréhension dans mon regard et prit un air plus grave.

Illiam : « Tu es au courant de tout ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? »

Lucéard : « Oui… Je sais ce qui est arrivé à Eilwen. Et je lui ai parlé à Gorwel. Je ne peux pas nier que je me sens légèrement inconfortable à l’idée de passer du temps avec elle, mais c’est aussi pour ça que je dois absolument la voir. »

Le duc hocha la tête, il semblait rassuré.

Illiam : « Moi qui pensais que tu ne la portais pas dans ton cœur, je suis content de m’être trompé. S’entendre avec sa famille est quelque chose de précieux. »

Je ne peux pas vraiment vous donner tort. Que ce soit pour elle, ou pour n’importe qui d’autre. Mais était-ce vraiment le cas ? N’ai-je vraiment eu que ces sentiments à l’égard des miens ? Depuis que j’ai la conviction qu’une certaine personne n’a jamais cessé de croire en moi, j’en viens même à douter de celui que je pensais être.

Lucéard : « Bon, eh bien, je vais essayer de toquer à leurs portes. »

Rien à faire, ça ne me ressemble pas de dire de telles choses.

Néanmoins, mon père était satisfait de cette initiative. Le Lucéard d’aujourd’hui était celui qui frappait aux portes des autres.

J’avançais à pas lents dans le corridor, toujours soucieux, mais d’un pas de plus en plus déterminé.

Grâce à Eilwen, j’ai retenu une importante leçon. Il n’y a pas à avoir peur de surprendre les gens par notre comportement. Si a leur place on apprécierait l’attention, il n’y a pas trop à réfléchir. C’est vraiment un risque minime en comparaison à tout le bien que ça peut apporter.

J’avais beau en être convaincu, la pratique s’avérait un peu plus complexe. Je me retrouvais devant la porte de Deryn, et pris mon temps avant de finalement y heurter mes phalanges.

Au premier râle distant que j’entendis, je me décidai à entrer. Il faisait déjà jour dans cette chambre, mais la luminosité était encore faible.

Deryn : « Excusez-moi, je ne suis pas très bien réveillée… »

Elle se roula dans son lit jusqu’à trouver la force de se redresser, ses cheveux étaient en pagaille, et on ne pouvait pas qualifier ses yeux d’ouverts.

Tu n’es pas réveillée du tout pour être exact.

Lucéard : « Je vois ça. Eh bien, bonjour. »

La surprise de me voir débarquer ainsi la poussa à faire violence à ses paupières.

Deryn : « Oh. Lucéard, bonjour. »

Elle n’était pas particulièrement loquace en ma compagnie, tout comme moi en la sienne. Mais elle finit par décrocher un sourire avant de mettre fin à ce silence.

Deryn : « Tu as l’air en forme ! »

Elle me scrutait joyeusement. Je n’étais pas habitué à ce qu’elle me regarde ainsi. Il faut dire que c’était des circonstances particulières.

Lucéard : « Grâce à toi. »

Ma réponse l’étonnait aussi.

Lucéard : « Bizarrement, je n’ai que très peu de souvenirs de ce qui s’est passé, mais en recollant les morceaux, il est clair que tu nous as retrouvé Ellébore et moi au fond de cette grotte. »

La jeune fille sortit les pieds du lit et les posa au sol, sans me quitter du regard. Elle portait ce qu’on appelle un pageame. Une tenue de nuit comportant un haut et un bas, qu’on associait souvent aux classes aisées. Le sien était duveteux et fait pour tenir chaud à la plus frileuse des jeunes filles. Il y avait toutes sortes de motifs qualifiables de mignon cousus sur celui-ci.

Deryn : « Tu dis ça comme si j’avais fait quelque chose d’extraordinaire. Mais je suis juste arrivée au bon moment. »

J’ai la désagréable sensation qu’elle n’aurait surtout pas dû arriver trop tôt.

Deryn : « Rien que l’idée de devoir me changer me donne des frissons. On arrive déjà à cette période de l’année. »

Affirma-t-elle en pleine pandiculation. L’idée de troquer ces vêtements qui étaient restés avec elle sous la couette toute la nuit contre autre chose la faisait grelotter.

Deryn : « Pendant ce temps, tu pourrais aller réveiller Eilly, non ? Elle doit avoir hâte de te savoir sain et sauf. »

Elle prononça ces mots avec beaucoup de naturel, comme si ce qui était arrivé à sa sœur n’avait jamais eu lieu. Avait-elle accepté que les choses soient ainsi ?

Lucéard : « Entendu. J’y vais de ce pas. Navré de t’avoir dérangé pendant ta fin de nuit. »

Elle était à présent parfaitement réveillée, et quand elle me vit à sa porte, un sourire taquin dont elle avait le secret se dessina sur ses lèvres, puis elle se leva.

Deryn : « Oh, mais tu ne me déranges pas. Tu peux même rester ici pendant que je me change si ça te chante. »

La porte se ferma. J’avais disparu à la seconde où sa phrase s’était finie. Le dernier visage qu’elle avait vu de moi était plein d’indignation, ce qui la fit rire toute seule.

Deryn : « C’est agréable de le voir comme ça. »

À nouveau dans le corridor, je soupirai.

Je ne savais pas qu’elle affectionnait ce registre d’humour. Peut-être que je ne m’en suis juste jamais rendu compte.

Cette dernière réplique m’avait fait oublier mes appréhensions alors que je toquais à la prochaine porte.

Ce n’est qu’en entendant une réponse de l’autre côté que mon corps se raidit.

Je pénétrais dans la chambre. La jeune fille était à moitié avachie contre la tête de lit, et se releva quand elle eut la surprise de me voir apparaître.

Eilwen : « Lucéard ? »

Cette réaction était assez naturelle pour me rassurer.

Le haut du pageame de la demoiselle était à manche courte, et cette dernière ne se souciait pas d’être totalement débraillée.

Elle continuait de m’observer sans un mot. Je m’approchais lentement.

Lucéard : « Bonjour. Bien dormi ? Je me suis dit que j’allais venir vous chercher toutes les deux pour le petit déjeuner. »

La perspective semblait lui plaire. Puis, après un instant :

Eilwen : « Tu t’es évanoui la dernière fois. »

De but en blanc, elle mit ce sujet sur la table. J’ignorai ce qu’elle attendait que je réponde.

Lucéard : « Hm, c’était une journée éprouvante. »

Elle avait écouté la réponse, mais n’avait pas renchéri, comme si la discussion était finie.

Lucéard : « À vrai dire, je ne me souviens même pas de quoi on a parlé ce soir-là. »

Ce qui était censé être amusant semblait peiner l’aînée des Nefolwyrth.

Je ne savais déjà plus quoi dire. Eilwen était habituellement le genre de personne avec qui il était très facile de discuter puisqu’elle avait toujours quelque chose à ajouter.

Lucéard : « Je… Je voulais te dire… Désolé, pour la dernière fois. »

Il y avait bien une chose qui me vint en tête, ce changement de ton semblait avoir attiré son attention, même si elle ne me regardait plus.

Lucéard : « Je m’étais engagé à cuisiner avec toi la dernière fois. Et je n’ai pas pu être là. Je t’ai fait attendre, et j’en suis désolé. »

Eilwen : « Mais enfin, pourquoi tu t’excuses ? »

Elle était mécontente de m’entendre dire de telles choses. Elle avait évidemment raison de me reprendre sur ces paroles. Son regard disait que j’étais la dernière personne à blâmer pour ça. Je n’en étais pas sûr, mais si tout cela lui tenait à cœur, elle avait au moins pu s’assurer que ça comptait pour moi aussi.

Lucéard : « Pour une fois que j’étais partant pour ce genre d’activité, c’était vraiment pas de chance. Mais j’ai pensé qu’aujourd’hui était le bon jour pour qu’on puisse cuisiner tous les deux sans être dérangés ! »

Dès mon réveil, je m’étais mis à y penser, sans que je ne sache pourquoi. Ces sentiments qui m’avaient maintenus en vie ne pouvaient plus s’estomper. Pour conjurer le sort, il fallait que cet atelier cuisine ait lieu.

Lucéard : « Tu accepterais de préparer quelque chose avec moi cet après-midi ? »

Je craignais que ma proposition ne l’intéresse pas, ou que d’une certaine façon, sa condition lui ait fait perdre goût à l’activité d’une manière générale. En réalité, j’étais celui qui avais besoin de savoir si ça lui tenait autant à cœur que moi.

La demoiselle fut étonnée face au sérieux de ma demande. Sa réaction fut plus complexe que les précédentes. Son sourire devint si lumineux qu’un soupir de soulagement m’échappa. Pourtant, quelque chose semblait l’angoisser au point de crisper son visage.

Eilwen : « Oui, avec grand plaisir ! »

Je ne remarquai qu’à peine cette hésitation, et décida de l’ignorer.

Eilwen se leva pour rejoindre la porte.

Eilwen : « On y va ? »

Je la regardais, dubitatif.

Lucéard : « Tu ne veux pas t’habiller avant ? »

Elle posa les yeux sur sa tenue actuelle, surprise de constater qu’elle n’avait pas pensé à se changer.

Lucéard : « Quelle tête-en-l’air. »

Conclus-je avant de partir le premier. Plutôt que de l’avoir amusée, ma cousine semblait frustrée, et s’agrippa le bras.

En attendant les filles, je m’étais approché de la chambre de Nojù. Je fixais la porte, au point d’en perdre la notion du temps.

On dirait que je commence à prendre cette histoire de “montrer à Nojù qu’elle n’a pas à s’inquiéter pour moi” au sérieux. Je ne me sens pas aussi mal que les dernières fois où je suis venu ici.

Je laissais ma tête tomber en arrière.

Ou peut-être suis-je trop préoccupé par la journée qui s’annonce. J’espère que ça ne tournera pas au drame pour une raison ou une autre.

Quand j’entendis une première poignée se tourner, je vis Deryn en sortir. Ses cheveux étaient assez courts pour qu’elle ne s’éternise pas à les brosser. Elle avait pourtant bien pris son temps.

Eilwen sortit à son tour, laissant derrière elle sa domestique.

Plutôt que de faire attention à ce détail, j’essayai de n’avoir l’air de rien, et m’approchai d’elles.

Lucéard : « Je dois dire que je préférais vos coiffures de tout à l’heure. »

Deryn laissa échapper un rire courtois en seule réponse.

Le regard d’Eilwen s’éclaircit en voyant l’expression sur le visage de sa sœur. Elle n’avait cependant pas fait attention à ma remarque.

Bon, ça commence bien.

Mon quotidien était devenu un combat, et même ce jour de repos était une épreuve à mes yeux.

Nous rejoignions à présent le haut des escaliers. Chercher un sujet de discussion était déjà un défi hors de ma portée.

Mais avant que je n’aie pu ouvrir la bouche, je remarquais au sommet des marches que le bout du tapis qui le recouvrait s’était légèrement retourné sur lui-même au niveau d’un de ses angles.

Mes yeux écarquillés se tournèrent vers Eilwen, qui déambulait insouciamment. Ce fut à ce moment-là que la panique s’empara de moi.

Il est là. L’incident du jour. Mais aujourd’hui, ce sera différent. Oui, aujourd’hui, le destin c’est moi.

Vif comme le vent, je m’élançai gracieusement, sans éveiller les soupçons de mes cousines, et me plaçai deux marches en dessous du tissu rebelle, j’étais à présent inflexible comme la montagne.

Après quelques secondes, Eilwen passa à côté de moi, et, sans ralentir, me lança un regard perplexe.

Je souriais, visage baissé, considérant malgré tout cette opération comme un succès.

Mieux vaut prévenir que guérir.

Je rattrapais vite la demoiselle aux cheveux sombres, et gardais un œil autour d’elle.

Sans qu’on ne puisse l’apercevoir, Deryn qui marchait à son rythme se prit le pied dans le tapis, et après avoir agité les bras en vain, réussit à se rattraper à la rampe d’escalier. Sa manœuvre fut silencieuse, tout comme le soupir qu’elle laissa échapper à la fin. Elle constata que personne ne l’avait remarquée.

-5-

Je m’inquiète pour rien. Cette attitude ne me ressemble pas.

Me disais-je assis à côté de ma plus jeune cousine.

Quand mon père pénétra dans la salle, nous ne fûmes que deux à nous lever.

Même s’il y avait des membres de la noblesse récalcitrants dans mon entourage, je m’étonnais de ne pas voir Eilwen se lever. Elle semblait simplement ne pas y avoir pensé.

Illiam : « Bonjour à vous, les enfants. Vos parents ont répondu à ma lettre. Ils savent que vous restez ici, et m’ont demandé combien de temps vous comptiez séjourner à Lucécie. Bien entendu, autant qu’il vous plaira. »

Eilwen : « … »

Deryn : « C’est très gentil à vous, mon oncle. »

La nouvelle aurait surtout dû enthousiasmer l’aînée des Nefolwyrth, et cette interaction me fit remarquer que Deryn agissait comme sa sœur, comme pour pallier sa non-réaction.

Deryn : « Cela ne vous dérange vraiment pas ? »

Illiam : « Tout le contraire. »

Mon père m’apparut quant à lui de bonne humeur. La compagnie de son fils était tristement rare, et il portait aussi beaucoup d’affection pour ses nièces. Il devait cependant être troublé, tout comme moi, du comportement d’Eilwen. Une partie de lui devait être inquiet à l’idée de se porter responsable d’elle.

Deryn : « Il faut dire que nous avons quand même pas mal d’obligations cette semaine… »

Alors que nous commencions à manger, je remarquais à nouveau le manque de tenue d’Eilwen. Il n’y avait rien de particulièrement grave, mais la jeune fille ne semblait pas faire attention à l’image qu’elle renvoyait. Elle ne se tenait pas droite et posait un coude sur la table.

En constatant que j’étais embarrassé par la situation, Deryn reprit la conversation.

Deryn : « De pouvoir faire un nouveau séjour ici après si peu de temps, c’est quand même une aubaine. »

Elle s’adressait à nous trois, comme si elle espérait nous sortir de nos pensées. Il est vrai que les deux sœurs Nefolwyrth étaient toujours ravies à l’idée de rester chez nous. Elles pouvaient y mener la vie de château, ce qu’elles n’avaient pas à Aubespoir. Mais la vraie raison était certainement Nojùcénie. Ces trois-là étaient les meilleures amies du monde. Avant de me laisser submerger par mes souvenirs, j’eus la présence d’esprit de répondre.

Lucéard : « Je me sens aussi presque en séjour dans ce palais à force d’y être absent. »

Je me rendis aussitôt compte que cette remarque supposée légère pouvait jeter un nouveau froid à table.

Lucéard : « Enfin, ce n’est pas non plus comme si suivre des cours avait fini par me manquer. »

Mon père me lança un regard intense qui me fit regretter une fois de plus mes paroles. Après tous ces événements, il n’avait pas eu d’autre choix que d’accepter que ma vie avait changé, mais il était manifestement en train de considérer me retenir ici pour que je continue mon éducation comme j’aurai dû le faire en tant qu’unique héritier du duché.

Deryn aussi grimaçait après m’avoir entendu. Et j’en réalisai bien assez vite la raison.

Eilwen se leva, faisant grincer sa chaise, et quitta la pièce aussitôt, sans un mot.

Le duc, qui était la figure d’autorité dans cette pièce, ne sut qu’adresser un regard perplexe à sa nièce encore présente. J’en fis de même. La jeune fille se tourna vers moi, légèrement gênée.

Deryn : « Ne fais pas cette tête enfin, tu n’as rien fait de mal, et… Tu ne pouvais pas savoir. »

Son sourire avait beau me soulager un minimum, elle venait néanmoins de confirmer que j’avais des raisons de me sentir coupable, bien que, sur le coup, je ne parvenais pas à savoir en quoi j’avais gaffé.

Deryn : « Eilly… N’est plus capable de suivre des cours. Quand nous avons repris la semaine dernière, ça a été compliqué pour elle, sur tous les plans. Et, puisqu’elle a du mal à faire certaines connexions logiques, et à rester concentrée longtemps, mes parents ont décidé de la retirer de notre école pour le moment… »

La douce atmosphère de cette matinée s’était sensiblement refroidie. Elle qui adorait l’école d’Aubespoir et parlait toujours passionnément de ses innombrables amis avec qui elle partageait ses journées de cours…

Deryn : « Bien sûr, devoir renoncer à son quotidien est difficile pour elle. Mais il y a aussi le fait qu’elle ne progresse plus, même en travaillant à la maison avec un professeur. C’est un poids énorme pour elle… »

Et cela était aussi dur pour sa sœur, c’est ce que disaient ses grands yeux brillants. Néanmoins, elle nous lançait à tous deux un calme sourire avant de conclure sur le sujet.

Deryn : « Mais je pense que ce serait pour le mieux qu’on ne cherche pas à éviter les sujets fâcheux. Si elle s’en rendait compte, ça lui ferait encore plus de peine, je pense. »

Lucéard : « Deryn… »

La jeune fille portait elle aussi son fardeau. La dernière génération des Nefolwyrth avait été frappée par le mauvais sort, et même si on pouvait considérer qu’elle était la seule épargnée, Deryn devait aussi endurer le poids de la mort de sa cousine, l’absence inquiétante de son cousin, et la situation de sa sœur.

Deryn : « Je ne t’ai jamais vu l’air aussi abattu, Lucéard. »

Remarquait-elle, le sourire en coin.

Deryn : « Mais tu n’as aucune raison de te sentir démoralisé, après tout, nous allons passé toute la journée ensemble ! »

D’où tirait-elle toute cette force ? Je l’ignorai. Et je restais béa, à son grand amusement. Je me sentais bête, en réalité. Bête de ne pas m’être rendu compte que j’avais de telles cousines tout près de moi, tout ce temps. Pendant toutes ses années, j’avais…

Lucéard : « Tu as bien raison. »

Après la dernière bouchée de ce repas, je lui rendis une réponse apaisée.

-6-

Quelques minutes plus tard, Deryn m’interpella dans le corridor ouest du rez-de-chaussée.

Deryn : « Je pourrais te parler un petit peu ? »

Son air jovial ne laissait rien présager de néfaste. Et je la suivis après un signe de tête, tandis qu’elle me conduisait vers les jardins.

Deryn : « Depuis une semaine, notre gouvernante accompagne ma sœur dans tous ses déplacements. Bien sûr, elle fait en sorte que sa présence ne soit pas trop étouffante. Mais pour les repas, par exemple, elle attend de l’autre côté de la porte. »

C’était bien ce que je pensais. Eilwen ne pouvait-elle vraiment plus être autonome ?

Deryn : « Tu comptes cuisiner avec elle cet après-midi, c’est bien ça ? »

Je ne me souvenais pas le lui avoir dit clairement, mais elle avait dû l’apprendre. Ce n’était de toute façon pas un secret.

Lucéard : « Oui, c’est ça. »

Face à mon expression, la demoiselle sourit en coin d’un air espiègle.

Deryn : « Héhé, on ne peut rien cacher à sa sœur. Et puis, même sans ça, je savais qu’elle comptait que vous le fassiez une fois que tu serais réveillé de ton long sommeil. Elle n’a pas pu oublier ça. »

Lucéard : « … »

Alors, elle aussi…

Deryn : « Tout ça pour dire que tu ne dois pas t’inquiéter ! »

Je m’attendais à la conclusion inverse, et l’exprimai par mon étonnement.

Deryn : « Eilly le prendrait mal que sa gouvernante ou moi participe. J’en suis sûre. Mais dans son état, elle risque bien d’oublier. Il suffit même qu’elle ne réalise pas que l’après-midi a commencé, et tu te retrouverais tout seul. La pauvre a vraiment besoin de sentir qu’elle peut se débrouiller par elle-même, alors n’essaie pas de trop la guider, s’il te plaît. »

Décidément, elle m’épate.

Deryn : « Tu feras attention quand vous ne serez que tous les deux ? »

Face à tant de douceur, on ne pouvait décliner l’offre. Et puis, maintenant que je savais qu’Eilwen avait attendu tout ce temps pour que l’on cuisine enfin, j’étais d’autant plus motivé à ce que ça ait lieu.

Lucéard : « Je serai très prudent ! »

Ce haussement de ton cherchait à lui transmettre ma détermination, mais je ne réussis qu’à la faire rire.

Deryn : « Qu’est-ce que tu es amusant aujourd’hui ! »

Comment suis-je censé prendre ça ?

Bien. Vu le regard affectueux qu’elle me lançait, je ne pouvais que bien le prendre.

On finit par s’asseoir sur un banc, au milieu de ce paysage roussissant.

Deryn : « Enfin, ce n’est pas de ça dont je voulais te parler. »

Lucéard : « Ah ? »

Elle regardait les nuages épars qui s’éloignaient. Même si elle s’était chaudement vêtue, je sentais qu’elle avait déjà froid.

Deryn : « Tu accepterais de tout me raconter ? »

Je la fixais, attendant plus de détails.

Deryn : « Des enlèvements, un guet-apens, une attaque en ville, des absences de plusieurs mois, difficile de ne pas être curieuse. Je pense que personne n’ose te demander, et je ne veux pas te forcer la main, mais si tu te sens de te confier à moi, je serais tout ouïe. »

Une fois de plus, je n’aurai pas eu le cœur à dire non. Je n’essayais pas de cacher quoi que ce soit, ceci dit. J’avais juste intérêt à ce qu’on ne sache pas où je me rendais pour m’entraîner.

Lucéard : « C’est vrai que j’ai gardé ça pour moi. Enfin, je ne vous en ai pas parlé, à vous ma famille, du moins. J’ai dû raconter les grandes lignes à mon père malgré tout lors de mon premier retour. »

J’en profitais pour prendre du recul avec tout ce qui m’était arrivé jusque là. La demoiselle était pendue à mes lèvres.

Lucéard : « Après ce jour où tout a commencé, j’ai été recueilli par quelqu’un qui me forme pour que je puisse devenir un combattant digne de ce nom, capable de vaincre et de détruire une bonne fois pour toute une organisation qui semble en avoir après notre famille. »

Deryn ne cachait pas sa surprise.

Lucéard : « Je suis encore très loin d’avoir le niveau pour les défier, mais eux continuent leurs atrocités, ce pourquoi je ne peux pas perdre de temps. Tu dois trouver ça surréaliste. »

M’interrompis-je sur un ton léger.

Deryn : « Oui, mais ça explique tout. Alors tout ce temps tu t’entraînais au combat loin d’ici… J’en connais une qui rêverait d’entendre ce genre d’histoire. »

S’amusa-t-elle.

Deryn : « Mais quand même, pourquoi tu ne laisses pas ton père s’en occuper ? En tant que duc et frère du roi, il doit pouvoir mobiliser n’importe quel corps armé sans avoir à trop se justifier. Et il me semble bien que tes adversaires ne sont pas forts au point de s’en prendre à la garde locale de Gorwel, donc pourquoi vouloir tout faire par toi-même ? »

Il était difficile de lutter contre de tels arguments, et mon silence lui fit regretter sa question. Je n’étais pas prêt à reconnaître que mes raisons étaient égoïstes. D’une certaine façon, au moment où je m’étais engagé comme disciple, j’avais décidé de venir à bout des empereurs par moi-même. Dire que cette succession d’événement avait abouti à ce que je doive venir à bout des cinq empereurs par moi-même n’était pas entièrement faux.

Lucéard : « Tu vas peut-être penser que je suis idiot si je te dis que c’est quelque chose que me je suis imposé, mais… »

Deryn : « Bien sûr que non. »

Démentait-elle en se rapprochant de moi.

Deryn : « Je trouve ça plus qu’admirable ! »

Je me retrouvais une fois de plus à la dévisager sans dire mot. Elle finit par me lancer un regard taquin.

Deryn : « Qu’est-ce qui t’arrive, tout à coup ? »

Je secouais la tête.

Lucéard : « Ce n’est rien. Par contre, j’essaye de rester discret malgré tout ce qui concerne ce sujet. Je ne suis pas sûr que tout le monde soit de mon côté dans ce palais… »

Deryn : « Je vois. »

Elle jeta un œil dans ma direction quelques instants avant de regarder face à nous la végétation aux couleurs d’un automne naissant.

Deryn : « Tout ce qui s’est passé ces derniers temps a bouleversé notre vie. Et encore, ce que je vis moi n’est que peu de choses par rapport à ce que toi tu traverses. Ce doit être assez terrifiant. Mais tu ne dois pas te sentir seul, on pense tous beaucoup à toi, tu sais ? »

Elle inclina la tête en se tournant vers moi, avec une expression pleine de douceur.

Deryn : « S’il t’arrive d’avoir des moments difficiles, rappelle-toi qu’Eilly et moi, on est toujours avec toi ! »

Cette fois-ci, elle avait réussi à me faire rougir.

Deryn : « Et puis, je sais que tu as aussi ton amie Ellébore qui t’aide, donc tu ne dois pas te sentir seul… »

Ce dernier ajout ressemblait à un sous-entendu, et elle ricanait silencieusement en essayant de lire dans mon regard.

Lucéard : « Quand même, ça me fait bizarre de me dire que vous connaissez Ellébore. C’est un peu comme si deux mondes totalement différents entre lesquels j’oscillais avaient fini par se rencontrer. »

Elle pouffa de rire.

Deryn : « Eh bien, eh bien, tu en dis des trucs étranges aujourd’hui, mais je crois comprendre ce que tu ressens. »

Elle est en train de se moquer de moi, définitivement.

On finit par se relever, et l’on continua de discuter un peu en rentrant vers le palais.

Alors que je regardais dans le vide, elle tira mon bras avec les deux siens pour que je me rapproche d’elle.

Lucéard : « Qu’est-ce qui te prend ? »

L’interrogeai-je, étonné.

Deryn : « Oh rien du tout. »

Avant que je prenne la décision d’insister, on vit tous les deux un homme dans l’allée centrale.

Il avait un certain âge et la robe qu’il portait indiquait sa fonction. C’était un religieux. Un émissaire de ce qu’on appelait « la vieille religion ». Il y a un millénaire de cela, elle était devenue particulièrement influente, et jouissait toujours d’un certain pouvoir, bien qu’elle se faisait discrète.

De nos jours, il y avait une dizaine de religions reconnues par le royaume, et tous ceux qui vouaient leurs vies à celles-ci étaient considérés comme appartenant au clergé, bien que la plupart des religieux y étaient contre, puisque toute autre conviction que les leurs ne pouvait qu’être aberrante.

Il s’approcha de nous, sans hâter le pas.

Prêtre : « Mon prince, mademoiselle. »

Il effectua une salutation, à laquelle Deryn répondit courtoisement.

Deryn : « Bonjour, mon père. »

De mon côté, je ne cachais pas ma lassitude.

Cela ne me dit rien qui vaille.

Prêtre : « C’est avec beaucoup de joie que je vous rencontre en une si belle matinée. Je ne vous avais point vu au cours de ces derniers mois. Et je n’ai pas pu vous présenter mes condoléances pour votre sœur. Sa perte est terrible pour chacun d’entre nous à Lucécie. »

Deryn me fixait dans l’expectative de ma réaction. Elle semblait méfiante.

Prêtre : « Le Père Feuillin aurait aimé vous rencontrer en personne. Mais vous étiez sans doute fort occupé. Néanmoins, la perte de votre sœur est toujours très récente. Cela doit être dur, et j’ai beaucoup prié pour vous. Ce doit être une épreuve, et nous la traversons avec vous. Il nous faut aussi prier pour votre sœur pour assurer son Salut. »

Le prêtre ne semblait pas se rendre compte que le prince en face de lui en avait déjà assez entendu.

Prêtre : « Dans les moments difficiles, la foi est notre plus grande alliée. Elle nous protège, nous, et les personnes que nous chérissons. Un monde meilleur l’attend, où elle pourra trouver la paix éternelle. C’est ce que nous lui souhaitons tous, n’est-ce-pas ? »

De quel droit… ?

Mon regard était de plus en plus froid.

Prêtre : « Comme vous le savez, mon prince, il est coutume de proposer des offrandes au dieu unique et ce, chaque jour, pour assurer le passage du défunt vers le paradis. Cela fait déjà quelques mois, mais ni vous ni votre père ne vous êtes manifestés. Il n’est bien sûr pas trop tard. Nous savons à quel point tout cela est difficile. »

Heureusement, j’étais de bonne humeur au début de cette conversation, et je craignais que cet homme ne vienne compromettre ma journée de repos, ce qui me poussait à me concentrer sur le choix de mot qui me permettrait de partir au plus vite, plutôt que de faire trop attention à ses propos.

Lucéard : « Oh, eh bien, je passerai à l’occasion faire une offrande. »

Mentis-je, le sourire forcé, tout en me retournant, lui indiquant que la conversation était finie.

Prêtre : « Notre princesse en sera certainement très heureuse. Je comprends que vous ayez beaucoup à faire, mais il est aussi important de prendre soin de nos défunts. »

Je m’arrêtais en entendant ces mots.

Deryn : « Il n’y a pas à s’en faire pour ça, mon Père. Elle est toujours aussi aimée par les siens, et pas un jour ne passe sans qu’on ne pense à elle. »

Conclut Deryn avant de fausser à son tour compagnie au prêtre, elle m’entraîna avec elle vers l’intérieur.

Prêtre : « Me voilà rassuré. Néanmoins, il est indispensable d’observer les rites salvateurs. Je vous serai gré d’y prêter attention, mon Prince. Pour votre sœur. »

Cet air calme et bienveillant avec lequel il essayait de nous retenir ne m’agaçait que davantage.

Une fois à l’intérieur, je poussais un soupir las.

Deryn : « Tout va bien, Lucéard ? »

Me lança-t-elle d’un air inquiet. Mon aimable cousine m’avait épargné de devoir lui répondre, et je lui en étais reconnaissant.

Lucéard : « Oui, ça va. J’étais un peu au-dessus de ça… Mais quand même… »

Je continuais, passablement irrité.

Lucéard : « C’est pour ça que je n’aime pas les religieux. Toujours à imposer leurs croyances aux autres, et à profiter de leur malheur pour les tirer vers eux. »

La jeune fille se montrait pleine de compassion.

Deryn : « Je te comprends, ça pouvait paraître franchement déplacé ce qu’il t’a dit, mais… Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il profite de quoi que ce soit. Je pense qu’il s’inquiète vraiment pour le “salut” de Nojùcénie, il croit dur comme fer à ce qu’il prêche. »

Lucéard : « Voilà bien une façon Nefolwyrth de voir les choses. Mais je ne pense pas qu’ils fassent le même discours pour le paysan du coin. Ça l’arrange bien de recevoir des offrandes de la famille royale. Elles seront somptueuses, et, si le petit prince candide du duché venait à se vouer à cette religion, elle pourrait gagner en pouvoir, et peut-être un jour bénéficier d’une place de choix dans la cour ducale, voire royale. C’est déjà arrivé dans un autre duché après tout. Peut-être qu’il a pensé que si j’y prenais goût, j’imposerai ses idées à tout Lucécie. Eh ben, il peut toujours prier. »

Mon discours amusait Deryn.

Deryn : « Quoi que Nojùcénie ait pu en dire, je dois avouer qu’il m’est arrivé de douter de ton “esprit Nefolwyrth”. Mais maintenant, je suis persuadée que tu as aussi ça dans le sang. »

Une vision me revint en tête. Pourquoi était-ce si flou ?

Lucéard : « Croire en la bonté des gens, hein ? Je dois avouer que j’y vois un peu plus clair. Peut-être que tu as raison. Peut-être qu’en plus de sauver l’âme d’une défunte, il s’est dit qu’il pourrait favoriser l’adhésion des villageois à leurs rites si le prince y prenait part. Peut-être qu’il se disait qu’il pourrait participer à apporter le salut au plus grand nombre. »

Deryn : « Oui, c’est l’idée ! »

Elle semblait satisfaite de ma conclusion.

Lucéard : « Cependant, je t’ai sentie méfiante toi aussi. Comme si tu craignais quelque chose. »

Deryn : « Pas mal, Lucéard, pas mal. »

Remarqua t-elle d’un sourire taquin. Sa réaction nous amusa tous les deux.

Deryn : « J’ai beau être une Nefolwyrth, et qui plus est une innocente habitante d’Aubespoir d’à peine 14ans, je ne me pense pas naïve. J’accorde facilement ma confiance aux intentions des gens, mais ça n’empêche pas que leurs actions peuvent être néfastes. Heureusement, tu n’es pas dupe, Lucéard, donc je ne t’apprends rien. »

Après s’être échangés des sourires complices, on se remit en marche.

Lucéard : « J’espère qu’un jour, mon esprit Nefolwyrth sera de notoriété publique. »

Deryn : « Oh, mais tu te débrouilles déjà très bien, je trouve ! »

On se retrouva bien assez tôt dans la chambre d’Eilwen pour jouer aux cartes.

-7-

Ellébore

Dans mon fauteuil favori, je laissais mollement gésir ce corps blême qui était le mien.

Ellébore : « Huuuh, je me sens vidée… »

Après un énième bâillement, je me redressais faiblement.

Ellébore : « Qu’est-ce qui a bien pu m’arriver pour que je me retrouve dans cet état… ? »

Ceirios : « Certainement quelque chose qui devrait te combler de fierté ! »

Le jeune homme aux denses cheveux roux avait fait irruption dans le salon sans que je ne l’aie entendu.

Cette visite surprise me rendit aussitôt de joyeuses couleurs. Je me levais d’un bond.

Ellébore : « Ceirios ! Oh, je suis rudement contente de te voir ! »

Il appréciait mon enthousiasme.

Ceirios : « Et moi de te voir en forme. Il n’y a rien à fêter de mon côté, mais toi, tu as réussi à faire revenir le prince. Si ça c’était pas un tour de force ! »

J’esquissais un rire embarrassé.

Ellébore : « Je n’ai pas fait quoi que ce soit d’exceptionnel, je pense. Et puis, si tu n’avais pas été là, les ennemis de Lucéard ne nous auraient pas laissé ressortir de cette mine en vie, tu ne crois pas ? »

L’humble garde n’était pas prêt à reconnaître que l’avantage qu’il avait apporté au groupe de Baldus s’était avéré décisif au point qu’il nous ait sauvés, Lucéard et moi.

Ceirios : « Rien n’est moins sûr, non ! »

Il n’en était pas moins gonflé à bloc. Ma mine s’assombrit un peu.

Ellébore : « Par contre, Ceirios… Nous n’avons pas pu utiliser l’orbe à vœux… »

Il levait les sourcils.

Ceirios : « Comment ça ? Le plan de ce gars astral était faux ? »

Ellébore : « Non… Elle y était… Mais, je pense que le vœu n’a pas pu être réalisé. »

Il était de plus en plus perplexe.

Ceirios : « Mais tu dois bien savoir, non ? »

Ellébore : « Mes souvenirs dans ces souterrains sont assez vagues. Je me souviens des grandes lignes, et encore, c’est comme si quelque chose d’énorme m’échappait… »

Ceirios : « Oh, sûrement un endroit chargé de magie qui voulait garder ses secrets, tu n’as pas à t’en faire. »

Je lui faisais les gros yeux, me sentant coupable envers lui.

Ellébore : « Je suis désolée… Tu as fait tant d’efforts pour que nous puissions guérir Eilwen, et je n’ai pas su aller jusqu’au bout… »

Ceirios : « Qu’est-ce qui faut pas entendre. »

M’interrompit-il, comme si cet échec ne l’ébranlait pas du tout.

Ceirios : « Dans ce donjon, j’ai trouvé une vérité qui m’était plus précieuse encore que ce plan. Qu’il n’ait pas servi est totalement anecdotique pour moi ! »

Je lui faisais la moue.

Ellébore : « Mais… »

Ceirios : « Cette personne que tu voulais guérir, c’est bien celle qui a affronté l’esper que j’ai vue à Gorwel, n’est-ce pas ? L’aînée du comte Nefolwyrth ? »

Je hochais la tête, les yeux grands ouverts, ne comprenant pas où il voulait en venir.

Ceirios : « Il n’y a certainement pas à s’inquiéter pour une personne comme elle. Il en faut du cran pour faire ce qu’elle a fait. Je ne pense pas qu’il y ait un pouvoir assez fort dans ce monde pour venir à bout d’une pareille volonté. »

J’étais bluffée d’entendre ce genre de discours de sa bouche. Il conclut en souriant la tête haute.

Ceirios : « Elle finira bien par s’élever de nouveau par elle-même. »

Ellébore : « Ceirios… »

Les choses ne pouvaient pas être aussi simples, mais il était difficile de ne pas s’accrocher à cet espoir, alors qu’il avait été mis en mots avec une telle assurance.

Ceirios : « Bon, si tout va bien de ton côté, c’est l’heure du grand départ ! »

Ellébore : « Le grand départ ? »

Ceirios : « Avant de reprendre mes fonctions, j’ai encore le temps de rendre une petite visite à mon père qui vit à Chantevallon ! »

Ellébore : « Oh, en voilà une bonne idée ! »

Pour une raison qui m’échappait, Ceirios me semblait plus épanoui. C’était l’évidence même, la flamme qui brûlait dans son regard n’était pas prête de s’éteindre. Je ne pouvais qu’admirer cette ardeur, et partager son enthousiasme.

Ellébore : « J’espère que tout se passera bien entre vous ! »

Ceirios : « J’en fais mon affaire ! »

Après cette réponse triomphale, la perplexité finit par envahir son visage.

Ceirios : « Attends une seconde… Pourquoi elle dit ça au juste… ? »

Je riais jaune.

Ellébore : « Désolée, tu parles en dormant, Ceirios. »

Il était soudainement embarrassé.

Ceirios : « Oh, j’ai vraiment fait un rêve où je ressassais ma relation conflictuelle avec mon père ? »

Il regardait ses mains, et la question s’adressait sans doute à lui-même, néanmoins, je me décidais à l’éclairer.

Ellébore : « Hm… Je ne sais pas quel genre de rêve tu fais, mais il m’est arrivé de te surprendre dans ton sommeil, en train de narrer ta vie comme si c’était une légende transmise par les anciens. »

Ceirios : « J’ai fait ça ?!!! »

Il n’avait pas à avoir honte. De mon point de vue, c’était particulièrement spectaculaire de pouvoir raconter ouvertement toute sa vie avec un certain lyrisme sans avoir à être éveillé.

Même si c’était terriblement indiscret, comment pouvais-je ne pas écouter une telle histoire racontée dans de telles circonstances ?

J’essayais à présent de me convaincre que j’avais été contrainte d’écouter.

Ceirios : « Oh, et puis, peu importe. »

Après ce haussement d’épaule, il s’apprêtait à repartir.

Ellébore : « Oh, attends, je t’accompagne jusqu’à l’extérieur ! »

Ceirios : « Toi restes ici, tu as vu ta tête ? Tu as une mine effroyable, tu devrais te reposer ! »

J’appréciai qu’il ne prenne pas de gant, mais je ne pouvais que lui répondre d’un air boudeur.

Ellébore : « Mais.. Je peux bien faire une dizaine de pas d’affilée… »

Sans faire attention à mon bougonnement, il ouvrit la porte.

Ellébore : « N’oublie pas de passer nous voir quand tu auras un peu de temps. »

Je ne pouvais pas le laisser partir sans lui montrer un dernier grand sourire, qu’il me retourna aussitôt. Puis il fit face à la salle d’attente, et, tout en continuant de s’adresser à moi, comme à lui-même :

Ceirios : « Tu verras, Ellébore. La prochaine fois où l’on se reverra, je serai devenu si fort que plus personne ne me résistera ! »

La porte se ferma.

Presque comme une prophétie, la puissance de ses mots me surprit une fois de plus. Ses paroles résonnaient en moi. Sa confiance en lui débordait au point de me contaminer.

Je continuais de sourire seule, comme si je ne pouvais m’empêcher de montrer que j’étais fière de lui.

Je ne sais pas ce que tu as en tête, mais je te soutiens à fond, Ceirios !

-8-

Lucéard

Un peu après le déjeuner, je restais quelques instants sur mon lit, pensif.

Jusque là, tout s’est plus ou moins bien passé. Il faut que ça continue comme ça.

Je me relevai et quittai ma chambre.

Même si… J’ai un peu peur, concernant le programme de cet après-midi.

Madeleine : « Mon prince ! »

La gouvernante de maison arriva d’un bon pas, ce qui agitait son embonpoint.

Madeleine : « J’ai une surprise pour vous ! »

Toute guillerette, la dame me montra ce qu’elle tenait dans les mains avant même que je ne puisse imaginer un hypothétique scénario catastrophe expliquant sa venue.

Lucéard : « Oh… »

Elle tenait entre ses doigts boudinés une épaisse tenue. Une tenue qui m’était extrêmement familière, mais dont la vue m’étonna.

Lucéard : « Vous l’avez recousue ? »

C’était en effet la raison pour laquelle je la lui avais cédé il y a deux semaines de ça. Cependant…

Madeleine : « Bien sûr, mais j’ai pensé que vous voudriez continuer de l’utiliser prochainement, alors je me suis permise de la retravailler pour que vous puissiez la porter tout cet hiver ! »

Je finis par la prendre entre mes mains, et constatai la qualité de l’ouvrage. J’aurai pu sombrer dans une colère noire à l’idée qu’on ait altéré le dernier cadeau que m’avait fait ma sœur. C’était du moins ce qu’elle craignait, et elle put voir dans le visage serein qui était le mien qu’elle n’avait pas à s’en faire.

Lucéard : « C’est parfait. Elle rentrera à peine dans mes affaires, mais avec ces ajouts, je pourrais la porter toute l’année. Merci beaucoup, Madeleine. »

Après être restée abasourdie par mon attitude, la domestique reprit son travail, et l’on se salua poliment.

Si cette journée ne pouvait contenir que des surprises de ce genre, ça ne serait pas plus mal.

Une fois ces vêtements aspirés dans le monde sans fond du sac de Thornecelia, je repris la route jusqu’à l’escalier central.

Dès que mes pieds touchèrent la première marche, l’appréhension me reprit.

Est-ce vraiment une bonne idée, après tout ? Quitte à cuisiner tous les deux, j’aurai aimé que ce soit dans les conditions idéales. Peut-être qu’il serait mieux pour elle que l’on reporte cette activité…

C’était la première fois que je m’essayais à la cuisine avec seulement Eilwen comme alliée. Au fond, c’était moi qui aurais aimé que ça se passe comme je l’avais imaginé. Je n’avais pas eu beaucoup de temps pour idéaliser cet atelier cuisine, mais dans les circonstances actuelles, était-ce bien raisonnable ?

Arrivé tout en bas des escaliers, je me retournais, presque instinctivement.

Eilwen : « D-dis ! »

La demoiselle en haut des marches n’était qu’un souvenir juxtaposé à la réalité. Cette Eilwen d’il y a deux semaines m’apparut plus clairement encore qu’elle ne l’était ce matin-là.

Eilwen : « J-je comptais cuisiner quelque chose tout à l’heure, mais j’ai pensé que ce serait plus amusant tous les deux. Tu voudras bien te joindre à moi ? »

Je restais immobile, seul dans le hall.

Lucéard : « …Bien sûr… »

Animé soudainement par une fureur nouvelle, je chassais jusqu’au dernier de mes doutes.

Lucéard : « Bien sûr que je veux ! »

Je m’aventurais au-delà de cette portion du corridor réservée aux nobles. Un accès réservé au personnel nous avait été autorisé pour rejoindre les cuisines.

Deryn avait dû accompagner sa sœur jusqu’ici. Je n’avais plus qu’à la rejoindre. Je n’eus pas une seconde d’hésitation avant d’ouvrir la porte.

Apparue une pièce que je n’avais pas eu souvent l’occasion de visiter. M’y retrouver m’insufflait presque de la nostalgie.

Un grand plan de travail en quartz brun se faisait le centre de cette salle. Toutes sortes d’ustensiles pendaient sur une arche de bois au dessus de celle-ci. D’un côté, il y avait un renfoncement où toutes sortes de livres étaient soigneusement triés, et de l’autre, des étagères remplies d’une myriade d’ingrédients. Un étroit accès menait à la chambre froide où l’on stockait les produits rapidement périssables.

Plus loin, trois larges cheminées étaient accoudées les unes aux autres, et divers instruments de cuisson y étaient installés. La cheminée centrale était plus massive et recouvrait le grand four de pierre où cuirait bientôt notre chef-d’œuvre.

Une demoiselle m’attendait là, au milieu des fragrances distantes de notre déjeuner. Elle portait par dessus sa plus simple robe un tablier blanc particulièrement coquet.

Elle était captivée par le reflet indistinct qu’elle apercevait dans le quartz.

Lucéard : « Prête à commencer les choses sérieuses, Eilwen ? »

C’était un signal plus qu’une véritable question. J’avais attiré son attention.

Eilwen : « En avant ! »

Son engouement ne me fit pas autant plaisir que je l’aurais souhaité. Si je pouvais affirmer n’avoir plus de doutes quant à cette activité, ce n’était pas son cas. Néanmoins, ma volonté suffisait bien pour trois à quatre personnes.

Lucéard : « Tu as choisi la recette que tu voulais qu’on fasse ? Pas quelque chose de trop technique de préférence. Je me souviens à peine de la dernière fois où j’ai fait ça… »

En effet, seul un noble sur cent avait déjà dû s’essayer à la cuisine. Et je devais connaître la plupart d’entre eux.

Elle posa un épais bouquin sur un promontoire, et l’ouvrit. Le personnel de maison devait certainement procéder ainsi lorsqu’ils s’essayaient à une recette qui leur était peu familière.

Je m’approchais, constatant la propreté impeccable de tout le matériel, puis posai mes yeux sur les lignes qui servaient d’en-tête à cette page.

Lucéard : « “Le Somptueux de Sirotar : Gâteau onctueux au chocolat lacté et aux amandes du beylicat de Sirotar “. Eh bien, voilà un beau programme ! »

J’espérais bien l’avoir fait sourire, mais ses craintes demeuraient.

Lucéard : « Bon, je vais chercher ce qu’il nous faut ! »

Voyant son manque de spontanéité, j’essayais de la faire participer en lui demandant son aide. Il n’y avait rien de sorcier là-dedans, mais je ne pouvais m’empêcher de douter quant à quels instruments utiliser, quels récipients choisir. Ses conseils s’avéraient judicieux. Elle avait clairement l’habitude, et rien ne pouvait changer ça.

La première étape fut de casser des œufs, et ce fut laborieux. Plutôt que d’avoir perdu en dextérité, je remarquais qu’Eilwen avait en fait des capacités assez irrégulières. Elle avait fait ça à de très nombreuses reprises, mais du blanc comme du jaune avait fini par se mélanger à même le plan de travail, après avoir ruisselé le long du large bol.

Chaque échec semblait de plus en plus pesant pour elle, et mon moral n’était pas non plus épargné.

À ce rythme-là, elle ne va pas tarder à se décourager.

Mon expression se fit plus sévère.

Non. Je ne tolérerai aucune once d’amertume aujourd’hui, si ce n’est celle du chocolat !

Me galvanisai-je avant d’empoigner un sac de farine de cinq kilos.

Je me rapprochais ensuite de ma cousine.

Lucéard : « Chef, pouvez-vous m’aider à peser la-Oh. »

L’ingrédient m’échappa des mains, et, tout en s’ouvrant, le sac heurta le sol, projetant un épais nuage de farine dans lequel nous disparaissâmes.

Quand elle rouvrit prudemment ses paupières, elle se rendit compte que son visage était entièrement blanc, tout comme le mien en face d’elle. L’ampleur du résultat de ce lâcher m’avait aussi surpris.

On resta ainsi jusqu’à ce que je me mette à tousser de la poudre.

Je l’entendis pouffer de rire, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus contenir son hilarité. Il y avait beaucoup de choses qui avaient changé dans sa façon d’être, et de s’exprimer. Mais ce rire, totalement incontrôlé, était tout ce qu’il y avait de plus Eilwen-esque.

Je me mis à mon tour à rire, même si d’une certaine façon, j’étais déboussolé d’entendre ce son qui me ramenait presque un an en arrière, à une époque où rien n’annonçait les tragédies qui allaient frapper notre famille. Comme une relique de cette période perdue, Eilwen riait aux éclats.

Eilwen : « Lucéard, fais attention, enfin… »

Elle peinait toujours à retrouver son souffle. D’une certaine façon, ce fut dur à entendre, mais aussi tellement agréable.

Elle continuait de rigoler, tout en s’essuyant le visage. De mon côté, je m’empressais d’aller boire quelque chose.

L’aînée des Nefolwyrth venait de se souvenir à quel point il était drôle de faire des gaffes de temps en temps. Elle repartit du bon pied, et ce que j’attendais de notre atelier semblait se rapprocher. Je finis par verser les amandes effilées. Les ingrédients étaient au grand complet.

Eilwen battait la pâte vigoureusement, elle mettait du cœur à l’ouvrage, c’était certain. Elle était restée étrangement silencieuse depuis le début, comme si réussir la recette devait lui demander toute sa concentration.

Mais le grand saladier de terre cuite lui glissa des mains, et son contenu se répandit au sol dans un grand fracas.

La demoiselle fixait le sol, et resta immobile quelques instants. Le contenant ne s’était pas brisé, et l’on pouvait récupérer presque la moitié de la pâte, mais après tous ses efforts, elle n’avait pas le cœur à rire de cet ultime échec.

De mon côté, je ne pouvais quitter des yeux ce large couteau accroché sur l’arche, en hauteur, il s’agitait comme un balancier après qu’Eilwen l’ait bousculé dans la panique. Il avait mal été pendu, et menaçait de tomber, pointe vers le bas, à la moindre vibration.

Oh non, le voilà !

Je n’eus pas le temps de montrer de la compassion pour la jeune fille qui commençait à s’avancer jusqu’au-dessus du saladier, sans reconnaître l’oppressante menace de la lame.

Lucéard : « Eilwen ! »

J’accourus sans hésiter. J’avais réussi à attirer son attention, mais elle ne s’arrêtait pas dans son mouvement. Le danger était imminent.

Porté par l’adrénaline, je me sentais glisser sur le sol avec aisance. Pour être exact, je venais de mettre les pieds à la pâte, et la pauvre Eilwen n’eut que le temps d’écarquiller les yeux avant que je ne lui rentre dedans, et l’entraîne dans ma chute.

Au bout de la traînée de pâte à gâteau, il y avait deux Nefolwyrth couchés au sol.

Je me repris sur mes mains pour ne pas écraser la demoiselle plus longtemps.

Lucéard : « D-désolé ! Tu vas bien ? »

Je m’inquiétais qu’elle ne se soit cognée la tête.

Eilwen : « Pardonne-moi… »

Le ton de sa voix était aux antipodes de son personnage. Cette morosité me prit au cœur autant qu’elle me surprit.

La surprise de la jeune fille s’était très vite muée en une pesante culpabilité. Elle se décalait, sans se relever, et baissait les yeux. Je restais silencieux, assis sur mes genoux.

Lucéard : « Mais, ce n’est pas à toi de t’excuser, enfin. C’est moi qui t’ai renversé, et par-dessus le marché, la pâte est totalement irrécupérable par ma faute. »

Je ne me sentais pas particulièrement coupable, mais je ne voulais plus voir ce regard éteint avec lequel elle fixait le sol.

Eilwen : « Je suis inutile… »

Ma mâchoire s’ouvrit lentement, mais avant de réagir, je pris le temps de réfléchir, et finis par attraper sa main des deux miennes.

Eilwen se mit à rougir, surprise de me voir agir ainsi. Je me relevais et la hissai avec moi, confiant. Nous étions à présent tous les deux debout, face à face. Elle ne put que répondre à mon regard solennel.

Lucéard : « Qu’est-ce que tu dis, enfin ? C’est mieux ainsi, non ? »

Elle était visiblement perplexe.

Lucéard : « Tu sais, tout ce qui compte pour moi aujourd’hui, c’est que tu t’amuses. J’ai beaucoup attendu ce jour… Et après tout ce que j’ai traversé, je peux enfin cuisiner avec toi, Eilwen. Je m’en veux aussi de toujours avoir refusé auparavant. Alors… »

Je pris mon inspiration.

Lucéard : « Si on doit recommencer depuis le début, c’est encore mieux, parce que je souhaite sincèrement passer plus de temps avec toi ! »

Eilwen : « Heu ? »

Je retrouvais un instant la lueur qui animait depuis toujours le regard d’Eilwen. Ses yeux devinrent vite humides.

Eilwen : « Tu ne m’en veux pas… ? Tu n’es pas déçu de cuisiner avec moi ? Pourtant, j’ai tout fait de travers… »

Elle continuait de me tenir la main, elle ne voulait plus que je la lâche.

Lucéard : « Bien sûr que non. Je ne suis qu’un novice en la matière. Sans toi, je ne serais capable de rien. Tu as vraiment tout d’une experte, ça se voit au premier coup d’œil, et même si ce n’était pas le cas, je suis juste content de pouvoir faire ce gâteau avec toi, et je suis prêt à aller jusqu’au bout ! »

J’entendais de discrets gémissements. La Eilwen bien trop émotive que je connaissais était toujours là quelque part, et avait fini par reprendre le dessus. Ma pauvre cousine pleurait à chaudes larmes.

Eilwen : « Quelle idiote je fais de m’être inquiétée pour des choses pareilles. Et je suis passée à côté de ce qui comptait vraiment pour moi… »

Mon cœur se serrait. Je pouvais voir dans ses yeux une force qui m’était familière. Une force que j’avais déjà ressentie à la lisière du bois de Sendeuil.

Eilwen : « Alors que… Je souhaitais tellement cuisiner avec toi… ! »

Je n’en menais pas large de la voir ainsi.

Eilwen : « Je m’étais dit qu’après toutes ces années, nous allions enfin devenir amis tous les deux. »

Eilwen… Alors, c’était pour ça… ?

Dernièrement, j’avais tendance à me montrer plus émotif que jamais, et je me fis violence pour sauver les apparences.

Lucéard : « Nous avons encore tout l’après-midi pour cuisiner ! Je suis sûr que Deryn sera bluffée par le résultat ! »

La gorge à peine nouée, je relâchai lentement sa main, avant de me baisser pour ramasser le saladier.

Eilwen : « Ryn… »

Murmura t-elle, tout en fixant sa paume. Un vent de détermination la traversa.

Eilwen : « Cette fois-ci, on change les rôles ! »

Dit-elle en s’approchant du livre de recettes. Je restais coi de la voir aussi énergique.

…C’est comme si…

On reprit depuis le début, et les choses furent comme je l’avais espéré. Je pus finalement avoir le privilège de mettre la pâte au four.

Hélas, avant la fin de la cuisson, Eilwen était redevenue distante, et finit par s’en aller. Peut-être en avait-elle trop fait, et s’était fatiguée sur tous les plans. Peut-être avait-elle fini par se lasser ? Je n’en savais rien, et je ne pouvais lui en tenir rigueur, bien que me retrouver seul me peinait.

Mais ce n’était certainement pas sa faute.

Tout ça parce qu’elle a cherché à protéger son père.

Je faisais les cent pas dans la cuisine.

Une fille de mon âge qui a la violence en horreur. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle se retrouve mêlée à ça ?

J’étais furieux.

Alaia… Si je laisse des individus comme toi en liberté, si je finis par choisir une vie de tranquillité, il y aura toujours de nouveaux incidents. Plus cruels, plus injustes à chaque fois. C’est pour cette raison que je suis parti. C’est pour cette raison que je dois continuer à m’entraîner, et à devenir plus fort. Et le jour viendra, plus tôt que vous ne le pensez, où je mettrai fin à vos agissements, une bonne fois pour toutes.

Je m’appuyais contre le plan de travail, tout en lui tournant le dos.

J’entendis un bruit métallique au-dessus de moi.

Deryn : « Eh bien, je ne te savais pas si distrait, Lucéard. »

Mon autre cousine était juste à côté de moi, et semblait essoufflée, comme si elle venait d’agir sous haute pression.

Lucéard : « Oh, je ne t’ai pas entendue arriver. »

Deryn : « C’est bien ce que je dis. »

Plaisanta-t-elle.

Deryn : « Il faut surveiller la cuisson, tu sais ? Ce serait dommage d’avoir consacré tout ce temps à un bout de charbon. »

Elle constata qu’on pouvait encore laisser le gâteau quelques minutes.

Deryn : « Oh oh, ça sent plutôt bon, déjà ! »

Je ne savais pas comment aborder avec elle l’absence d’Eilwen. Enfin, après courte réflexion, elle devait déjà savoir. Deryn m’avait déjà prévenu qu’Eilwen avait besoin de temps seule, et que trop d’interactions sociales pouvaient la fatiguer. C’était sûrement ce qu’il s’était passé.

La cadette des sœurs Nefolwyrth constatait l’état du plan de travail, ainsi que le sol. Le ménage étant vraiment quelque chose d’inédit pour moi, j’avais préféré laisser cette tâche à des personnes plus qualifiées.

Deryn : « Vous n’y êtes pas allés de main morte. Tu sais, Lucéard, c’est gentil de l’avoir laissé participer, mais tu devrais la surveiller autant que tu peux, et éviter de la laisser utiliser des couteaux. »

Dit-elle avec tact en constatant qu’il y avait aussi du sang parmi les ingrédients renversés.

Lucéard : « Hm, en vérité, c’est moi qui me suis coupé… »

La rassurai-je en lui montrant les quelques pansements sur mes doigts. Savoir que sa sœur avait pu se couper dans son état l’avait inquiétée, mais quand elle se rendit compte que j’étais les moins adroit des deux, elle me tourna le dos pour mieux pouffer de rire.

Lucéard : « C’est ça, moque-toi. »

Soupirai-je. Rapidement, je repris mon sérieux, et comme si elle ressentait ce changement de ton, Deryn me fit face à nouveau.

Lucéard : « Tout à l’heure… »

Je ne savais pas comment le dire à Deryn, et pris mon temps pour le formuler.

Lucéard : « Pendant un moment… J’ai eu l’impression qu’Eilwen était de retour à la normale. Ça n’a pas duré très longtemps, mais il y avait vraiment quelque chose de différent. »

Deryn écoutait sans avoir l’air étonné. Plutôt que de m’interroger, elle me lança un sourire affectueux.

Deryn : « Je vois, tu as dû lui dire des choses toutes mignonnes. »

Je fronçais les sourcils, et rougis pour lui signifier qu’elle avait tapé dans le mille, et que ça me gênait.

Lucéard : « Je ne suis pas sûr de voir le rapport. C’est vrai qu’à ce moment-là, j’essayais de la consoler d’avoir fait tomber la pâte du gâteau, mais ça n’a rien à voir, si ? »

Elle fermait les yeux délicatement, prête à m’abreuver de sa sagesse.

Deryn : « Oh mais je crois bien que si. J’en ai fait l’expérience plusieurs fois. Quand on lui parle à cœur ouvert, avec nos sentiments les plus intimes, on peut être sûrs que ce que l’on ressent va l’atteindre. »

…L’atteindre…

Ces mots résonnaient en moi, et disparurent au fond de ma conscience.

Deryn : « Quoi qu’il arrive, dans ces moments-là, je suis sûre de pouvoir retrouver ma grande sœur. Cette Eilly adorable qui tend toujours la main à ceux qui en ont besoin. Tu n’as pas qu’essayer de la consoler, tu lui as dit ce que tu ressentais réellement, je me trompe ? »

Son air espiègle me laissait comprendre qu’elle n’avait pas besoin que je lui confirme quoi que ce soit. Involontairement, ce fut l’expression sur mon visage qui la conforta dans sa théorie.

Deryn : « Hihi, tu as l’air embarrassé, Lucéard. Je suis bien curieuse de savoir ce que tu lui as dit… »

Dit-elle en s’approchant, le sourire en coin.

Je lui tournais le dos pour aller vérifier que notre gâteau était fin prêt. Et ce fut le cas.

Deryn constatait que je lançais au Somptueux de Sirotar un regard presque mélancolique. Il était pourtant très beau, et je pouvais en être fier, mais…

Deryn : « Ne t’en fais pas pour ça. »

Elle mit sa main sur mon épaule pour me réconforter.

Deryn : « C’est déjà un exploit qu’elle soit restée pendant toute la préparation. Nos parents savaient qu’elle comptait toujours cuisiner avec toi, et je dois t’avouer qu’ils étaient plutôt contre. Elle a pu aller aussi loin parce qu’elle avait énormément envie que vous le fassiez ensemble ! Et maintenant, nous allons pouvoir le manger tous les trois ! »

Sa bonne humeur finit par me contaminer.

-9-

Quelque minutes plus tard, les trois enfants Nefolwyrth apportèrent des parts à trois domestiques qui en furent ravis. Le duc aussi reçut une part sur la table de son bureau, qu’il fixa jusqu’à reposer le dossier qu’il était en train de parcourir.

Enfin, nous nous retrouvâmes dans le salon de thé, une pièce que je n’avais pas utilisé depuis longtemps. Le jardinier, lui, y venait tous les jours pour donner à cet endroit une atmosphère exotique et des parfums fleuris.

Deryn prit la première bouchée, sous le regard des deux cuisiniers, et pour se moquer d’eux déclara :

Deryn : « Hm, ça va ! »

Cette fille n’a ni appétit, ni compassion…

Néanmoins, Eilwen souriait en admirant sa sœur qui mangeait petit bout par petit bout.

Je dus finir la part de Deryn, mais elle m’affirma qu’il était très réussi. Cette recette était de bas niveau selon Eilwen : il n’y avait aucun moyen de la rater, et peu de gloire à la réussir. L’important était donc bien le temps que nous avions passé à le préparer. Et ce Somptueux n’en restait pas moins savoureux.

Un peu plus tard, je dus fausser compagnie aux filles pour rejoindre mon père qui m’avait appelé à revenir dans son bureau après cette dégustation.

Les portes se fermèrent derrière moi. Le duc me fit signe de m’asseoir. Il ne restait pas une miette dans son assiette.

Se pourrait-il que l’incident que j’ai cherché à éviter toute la journée ait quand même lieu ?

Mon père triait ses papiers, et en profitait pour m’interroger sur les événements récents.

Illiam : « Bien, venons-en au vif du sujet. Je voulais t’entretenir au sujet du détenu Léonce Dru. Comme tu t’en souviens sans doute, il était supposé subir une peine d’un mois ferme incluant des travaux d’intérêt généraux. »

Déjà sur mes gardes, je me préparais à partir à sa poursuite.

Lucéard : « Ne me dites pas qu’il s’est enfui ? »

Mon père s’étonna de ce ton alarmé.

Illiam : « Non non, loin de là. Selon le chef des travaux de l’école, il a montré un tel zèle pour chacune des tâches qu’on lui a confiées qu’il n’y a déjà plus rien qu’il puisse lui demander. Les travaux sont pratiquement finis. Enfin, j’ai pensé lui trouver d’autres besognes, mais son comportement a été, de ce qu’on m’a dit, si exemplaire que j’ai pensé lui demander ce qu’il préférait faire pour la fin de sa peine. »

Lucéard : « Ah, en effet, c’est une bonne idée. Je suis content que ça se passe comme ça. »

Illiam : « Pour tout te dire, je lui ai déjà demandé. Mais avant d’accepter sa requête, je n’ai pas d’autre choix que de te demander ton accord. »

Je n’aime pas du tout la tournure que prend cette conversation.

Illiam : « Accepterais-tu que j’assigne monsieur Dru à ta garde personnelle ? »

Avant que je ne réponde, il anticipa ma réaction.

Illiam : « Bien sûr, ta garde personnelle ne te suivra pas, je m’y suis engagé. Je te parle là d’avoir uniquement monsieur Dru comme garde du corps pour un temps. »

Je pris malgré tout le temps de prendre sa demande en considération. Je ne voulais pas impliquer plus de monde. Mais d’un autre côté, même s’il sortait de prison, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que Léonce était quelqu’un de fiable. J’avais déjà échangé avec ma garde personnel, et eux aussi s’avéraient très loyaux, néanmoins, pouvais-je leur faire confiance vu ma situation ? Ce qui ressortait de mes réflexions était que j’appréciais sa proposition, et que pour l’en remercier, je voulais bien lui laisser une chance de me convaincre.

Lucéard : « J’ai bien peur qu’il ne perde son temps. Il est fort, certes, mais je vais passer le plus clair de mon temps à m’entraîner, et je ne pense pas qu’il soit le bienvenu là où j’irai. »

Illiam : « Je lui ai bien dit quelque chose de ce goût là, mais il a insisté. Il semble mettre un point d’honneur à se racheter auprès de toi. »

J’hésitais toujours à me rendre en prison, puisque j’allais sûrement m’attirer des ennuis là-bas pour une raison ou une autre. Néanmoins, les paroles de mon père me poussèrent à trancher.

Lucéard : « Puis-je aller lui parler ? »

Illiam : « Bien sûr, mais ne sois pas en retard pour dîner. »

La prison de Lucécie, disait-on, était dans ce royaume une de celles où il faisait le plus bon vivre. D’un point de vue extérieur au milieu carcéral, je trouvais que l’endroit n’était pas si plaisant que ça.

Heureusement, je n’eus pas à m’aventurer très loin. On me fit m’asseoir sur une chaise en bois dans une salle des visites éclairée à la torche. Des geôliers firent venir à ma table un jeune homme menotté qui s’assit face à moi.

Il avait toujours le regard quelque peu mauvais, mais il semblait content de me voir, et moi aussi.

Léonce : « Bonsoir, mon prince. »

Dit-il en croisant les jambes, sans montrer trop de respect. Il semblait avoir encore gagné en maturité, et son attitude était plus posée que la fois où je l’avais raconté.

Lucéard : « Pas la peine de t’adresser à moi comme ça, nous nous sommes battus l’un contre l’autre après tout, tu peux me tutoyer. »

Ma remarque l’avait fait rire, et son rire était très communicatif. Mais les gardes derrière nous, eux, observaient la scène, et se lançaient des regards incrédules.

Léonce : « On t’a tout dit, je suppose. »

Lucéard : « Oui, et j’imagine que mon père t’a dit que j’avais déjà tourné le dos à ma garde personnelle. »

Léonce : « Exact. Et c’est pas plus mal, c’est mieux d’être en petit nombre, non ? »

J’étais encore dubitatif, et je le signifiais dans mon regard.

Lucéard : « Je n’ai pas une vie de prince standard, tu sais ? Je suis aux prises avec des malfaiteurs d’un autre ordre que ceux que tu as pu connaître. Tu tiens vraiment à te mêler à ça ? Tu pourrais passer deux semaines à faire des activités moins dangereuses, et sûrement plus épanouissantes. »

J’en faisais peut-être un peu trop, mais tout ce que je lui disais ne semblait pas l’intéresser le moins du monde.

Léonce : « Bien sûr que je suis au courant de ça. En prison, tout le monde parle du groupe qui a attaqué la ville. T’imagines bien que ça fait des envieux. Et la rumeur court que tu es impliqué dans cette affaire, mais personne n’a l’air de trop y croire. En ce qui me concerne, je trouve que ça te ressemble bien de te retrouver dans ce genre d’histoires. »

Lucéard : « Je ne me souviens pas qu’on se connaisse si bien, toi et moi. »

Léonce : « Tu as plongé dans une école où avait lieu une prise d’otage sur le chemin pour rentrer chez toi. Je suis sûr que tu es le genre à te dire que tu attires les ennuis, mais regarde la vérité en face : c’est les ennuis qui t’attirent, mon prince. »

Je ris jaune.

Lucéard : « Je veux bien t’accorder ça, mais ces criminels dont tu as entendu parler, eux, je leur ai rien demandé. Et si je quitte la ville, ils feront tout pour le savoir, et ils ne reculeront devant rien pour en finir avec moi. »

Léonce : « Quel succès. De ce que je comprends, ils ne sont plus à leur coup d’essai. Tu aimes vivre dangereusement, toi. »

Lucéard : « Tu ne serais pas en train de faire référence au fait que toi aussi tu as essayé de me tuer ? »

On se mit tous deux à rire de nouveau, sous le regard médusé des gardes.

Il devait manquer de bonne compagnie là où il était, et s’était permis d’être plus familier. Peut-être était-ce parce que nous avions le même âge, et que nous avions tous les deux fréquenté des nobles pendant longtemps ?

Il reprit un air plus sérieux, mais bien loin de celui qu’il portait quand je l’eus rencontré.

Léonce : « …Encore merci pour cette fois-là. Pendant ces deux dernières semaines, je n’ai pas arrêté d’y repenser, et vraiment, si tu n’étais pas venu pour m’arrêter, je suis persuadé que ça aurait fini de la pire façon possible. »

Même si j’étais prêt à reconnaître que j’avais joué un rôle important, je ne pouvais pas m’en réjouir. Après tout, quand je repensais à cette semaine, je ne pouvais que penser à la vie que je n’avais pas pu sauver.

Lucéard : « Si je me souviens bien, c’est toi-même qui t’es sorti de ce guêpier. Parce que tu t’es autorisé à douter, et parce que tu as su faire des choix difficiles. »

Outre la fougue dont il avait fait preuve pendant notre combat, ces deux raisons que je venais de citer nourrissaient le respect que j’avais pour lui. Le monde manquait de gens comme lui, c’était certain.

Léonce : « Va savoir. Enfin, tout ça pour dire que c’est pour cette raison que j’aimerais me racheter. Ne va pas croire que je me sens endetté et que je dois absolument faire un truc pour toi. J’ai juste envie de te donner un coup de main. »

Lucéard : « Je préfère les choses ainsi. Mais même comme ça, je ne saurais pas trop quoi te faire faire. Tu es sûr que tu ne veux pas rénover d’autres bâtiments ? »

Il leva les yeux au ciel. Il était assidu à la tâche, mais ces deux semaines n’avaient pas suffit à faire naître chez lui une vocation.

Léonce : « C’est toujours mieux que de rester ici, remarque. J’ai l’impression que mon cerveau se détériore à force de parler à mes voisins de cellules. »

Lucéard : « C’est plutôt moi qui te rendrais service en acceptant que tu deviennes mon garde du corps. »

Léonce : « Bien vu. »

Léonce s’approcha, maintenant que les gardes ne s’intéressaient plus à nous.

Léonce : « Enfin, parler avec eux ne sert pas non plus à rien, j’ai entendu pas mal d’anecdotes intéressantes. »

Constatant son effort pour se faire discret, je me rapprochais à mon tour.

Léonce : « J’ai parlé plusieurs fois à un type qui se vantait d’être le collaborateur d’un des gars qui a participé à l’attaque au sud de Lucécie, vers le quartier commerçant. »

Lucéard : « Tu veux dire que tu penses avoir une piste pour retrouver l’organisation qui cherche à me tuer ? »

Il hocha la tête, sûr de lui.

Léonce : « Je ne pense pas qu’il mentait. Personne n’en ferait autant pour un truc aussi insignifiant. Il m’a confié qu’il l’avait lui-même vu qu’une fois, mais qu’il était souvent en contact avec le chef de son ancien groupe. »

Je n’étais pas aussi intéressé par son histoire qu’il l’attendait.

Lucéard : « Le problème avec cette organisation, c’est que je n’ai aucun mal à les trouver puisqu’ils me traquent. »

Léonce : « C’est pourtant une occasion de renverser la balance. Il suffirait que l’on sache où ils se terrent, et ton père pourrait envoyer une armée pour les décimer jusqu’au dernier, non ? »

Je soufflai du nez d’un air hautain.

Lucéard : « Tu sais, les choses ne sont pas si simples. Si c’était le cas, la garde organiserait des battues dans toutes les forêts du royaume, et tous les groupes de bandits seraient hors course. Mais premièrement, mon père ne peut pas mobiliser un groupe armée sans un très bon motif, deuxièmement, s’ils ont établi leur camp en dehors du duché, nous n’avons aucunement le droit de faire intervenir l’armée ducale, et troisièmement… »

Je me rapprochais encore plus de lui, pour être sûr de ne pas être entendu.

Lucéard : « J’ai des raisons de croire que si l’information venait à être sue à la cour, l’organisation aurait le temps de déménager avant qu’on ne puisse lancer une attaque. »

Léonce : « Ooooh. »

Il venait de réaliser que les bandits en question n’étaient clairement pas dans la même catégorie que ceux qu’il avait côtoyés.

Léonce : « Mais quand même, rien ne t’empêche d’aller voir avec moi quels genres d’informations on pourrait obtenir. Je suis habitué à fréquenter des gens comme ça, maintenant, je sais comment ça marche. Tu n’auras qu’à me laisser faire, et tu feras ce que tu veux de ce qu’on y aura appris. »

Lucéard : « C’est tout sauf raisonnable. Même si j’y vais incognito, qu’est-ce qui me dit qu’ils n’essaieront pas de nous tuer ? Ce sont des bandits, ce n’est pas pour rien qu’on évite d’interagir avec eux, d’habitude. »

Lui qui avait mieux connu ce monde que moi ne semblait pas si inquiet.

J’imagine qu’ils ne sont pas systématiquement assoiffés de sang.

Léonce : « Ce n’est qu’histoire de les rencontrer. Me dis pas que t’as peur d’une poignée de malfrats cachés dans une forêt ? »

Sa provocation ne m’atteint pas.

Lucéard : « Je ne sais juste pas si le jeu en vaut la chandelle. »

Il défiait mon regard.

Léonce : « … »

Sans un mot, il essayait de me persuader d’une autre façon. J’en savais si peu sur cette organisation, et Baldus n’était certainement pas près de m’en dire plus.

Lucéard : « … »

Peut-être était-ce pour Léonce une façon de me prouver sa fiabilité, le temps de cette opération. Je ne m’engageais pas forcément à le garder après ça.

Lucéard : « C’est bon, c’est bon ! T’as gagné. Mène-moi à eux, mais prenons le minimum de risque. »

Léonce : « Tu veux dire, dès demain ? »

Il ne s’attendait pas à ce que ce soit aussi expéditif. Pourtant, c’était une conclusion logique à cette journée.

Lucéard : « Si tu as besoin d’un jour de plus pour dire au revoir à tes voisins de cellules, je comprendrais. »

Je ne devrais pas m’habituer à la tranquillité, je dois me rapprocher d’eux, même si ce n’est qu’un pas de plus. Qui sait ce que l’on pourra y apprendre ? Cela pourrait totalement changer la donne.

Léonce : « Haha, je m’en passerais bien. »

Après s’être accordés sur un plan, je finis par rentrer au palais. Mine de rien, j’arrivais juste à l’heure pour le dîner.

-10-

Et à la fin de celui-ci, je pris le temps de partager ma décision. Je ne précisai évidemment pas où Léonce et moi nous rendions.

Deryn : « C’est déjà plus rassurant que tu ne partes pas seul. »

Illiam : « Si je m’attendais à ce que tu acceptes. »

Ils étaient agréablement surpris par la nouvelle, ce qui me confortait dans mon choix.

Deryn : « Bon, et bien nous repartirons aussi demain matin ! »

Annonçait-elle. Ce qui, étrangement, me fit un peu de peine.

Lucéard : « J’aurais aimé qu’on passe plus de temps ensemble… Mais on se reverra bientôt, n’est-ce-pas ? »

Deryn et mon père me fixaient comme si je venais de dire quelque chose qui ne me ressemblait pas.. Je ne m’en étais même pas rendu compte, mais c’était le cas.

Eilwen : « Il nous reste quand même une soirée entière à passer tous les trois ! »

Cette réponse pleine de joie attira l’attention sur ma cousine, dont on attendait pas non plus ce genre de propos. Cette courte surprise devint rapidement une douce émotion, et très vite, nous nous retrouvions dans la chambre de l’aînée des Nefolwyrth à jouer à Bestiaires.

Mon dernier duel contre Deryn s’éternisa. Sa grande sœur s’était endormie depuis longtemps sur ses cuisses.

Deryn : « Tu commences vraiment à avoir le truc, Lucéard. »

Chuchota-t-elle après avoir gagné toutes les parties.

Lucéard : « J’ai l’impression que ça devient de plus en plus intéressant. »

Deryn : « Tu as vu ? C’est toujours comme ça quand on commence à assimiler les règles et les subtilités du jeu. »

Pendant que je rangeais tout le matériel de jeu dans la boîte prévue à cet effet, Deryn coucha sa sœur convenablement. On lui murmura ensuite un bonne nuit symbolique avant de fermer la porte derrière nous.

Peu de temps après, ce fut la porte de Deryn qui s’ouvrit. Mais avant de pénétrer dans sa chambre, elle poussa un long soupir en se tournant vers moi.

Deryn : « Pfiou ! C’était une journée éprouvante ! J’espérais un peu de tranquillité, mais ça a failli tourner au drame bien trop de fois. Quand ton père m’a dit que tu étais parti pour la prison de Lucécie, je me suis dit que tous mes efforts pour avoir une journée sans incident étaient partis en fumée. Je suis contente qu’il ne se soit au final rien p- »

Elle fut interrompue par le garçon en face d’elle qui n’arrivait plus à contenir son rire. Je fus emporté par une hilarité comme j’en avais rarement eu. Deryn ne savait pas que j’étais capable d’une telle chose et ne sut pas comment réagir. Quand elle réalisa que je ne parvenais pas à m’arrêter, elle me tira jusque dans sa chambre et ferma derrière elle pour éviter que je ne réveille sa sœur.

Elle aussi était visiblement amusée.

Deryn : « Mais enfin, Lucéard, qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? »

Je découvrais que j’étais du genre à pleurer de rire, et m’essuyai les yeux en essayant de retrouver mon calme.

Lucéard : « C’est juste que… Je me suis fait l’exacte même réflexion toute la journée. Mais comment ça se fait que ça te tienne à cœur ? Tu dois avoir un quotidien plus tranquille que le mien, non ? »

Elle souriait en coin, avec une certaine délicatesse.

Deryn : « Je vois… C’est pour ça… »

Plutôt que de rire à son tour, elle me parut sereine.

Deryn : « Je pense avoir les mêmes raisons que toi. À mon échelle, j’ai eu quelques sensations fortes durant ces dernières semaines, mais si je voulais une journée paisible, c’était surtout pour toi. Je me suis dit que ça serait bien que tu puisses te reposer après tout ce que tu as traversé. »

Elle semblait presque embarrassée d’avoir à dire ça.

Deryn : « Mais mon pauvre, tu n’as pas idée à quel point le monde s’est acharné sur toi, aujourd’hui. C’est un miracle que tu sois entier après tout ça, mais on dirait que tu ne t’es rendu compte de rien. »

Lucéard : « … »

Face à l’expression complexe que je lui montrais, elle essayait d’imaginer ce que j’étais en train de penser.

Deryn : « Tu dois trouver ça un peu idiot de ma part… Peut-être que j’exagère vraiment les choses, mais… »

Lucéard : « Pas du tout, non. Si tu dis m’avoir sauvé la vie pleins de fois aujourd’hui, je te crois. Et ça me touche beaucoup que tu aies pris soin de mon bien-être, que tu te sois inquiétée pour moi. Je t’en remercie, Deryn. »

Je posais ma main sur son crâne, et frottais doucement les cheveux de mon ange gardien, comme le faisait souvent sa sœur.

Deryn : « C’est un peu étrange, venant de toi, Lucéard. »

Se moquait-elle pour cacher son embarras. Pourtant, elle s’habitua très vite à la sensation, et semblait même sur le point d’en rire.

J’aurai pu mourir de honte en entendant sa remarque mais elle ne voulait manifestement pas que j’arrête.

Lucéard : « Je ne fais que ça ces temps-ci, des choses qui ne me ressemblent pas. »

Bien que ma réplique l’amusa, il y avait une certaine émotion dans sa voix.

Deryn : « Mais ça fait du bien… Ça faisait… Si longtemps… »

Elle se rappelait de précieux souvenirs au travers de ce contact.

Deryn : Tu as vraiment la même façon de me caresser les cheveux. Ce n’était pas ta sœur pour rien…

Je reposais ma main contre ma hanche avant de la sortir de ses réminiscences.

Lucéard : « Bon, on se revoit demain matin ! »

Elle me répondit d’un bâillement dissimulé.

Deryn : « …Oui ! »

Après s’être souhaités une bonne nuit, je repartis vers ma chambre.

J’ai tant la poisse que ça, alors ?

Arrivé au niveau de l’escalier central, je vis l’extrémité du tapis remise à plat, et ne pus réfréner un sourire.

Mais d’une certaine façon, j’ai surtout beaucoup de chance.



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