Chapitre 181 – Fausse Alarme

Après avoir entendu la question d’Anderson, Klein resta un instant sans voix. Il ne pouvait décemment pas lui avouer qu’il s’était éveillé d’un songe supposé appartenir à la Reine Mystique.

Il jeta un regard froid au malchanceux Chasseur Suprême, leva la main droite et désigna le plafond.

« Est-ce donc ainsi… » Anderson Hood hocha la tête, soudain éclairé.

Que… qu’avez-vous donc compris… Je ne sais même pas moi-même ce que j’exprime… Klein étira discrètement le coin de ses lèvres et changea de sujet. Se remémorant la scène, il déclara : « Je viens de rencontrer quelqu’un… »

« Quelqu’un que nous ne connaissons pas ? Pas un membre du Future ? La personne qui est sortie de la porte tout au fond du hall ? » Anderson s’enflamma soudain.

Ce gaillard n’a vraiment rien d’un Chasseur Suprême ; on dirait un reporter avide de scoops… se moqua intérieurement Klein sans lui répondre. Il déclara directement : « Elle m’a prié de vous transmettre une prophétie. »

« Elle… Quelle prophétie ? » Anderson parut quelque peu perplexe.

Si j’utilisais encore mon identité de Klein Moretti, j’aurais répondu : « Désolé, j’ai oublié ; elle ne l’a dit qu’une fois »… Tandis que Klein imaginait cette farce qui n’aurait pas eu lieu, il déclara d’une voix grave : « Le danger le plus mortel se cache souvent dans le quotidien. »

Anderson écouta attentivement puis inspira brusquement.

« C’est bien trop précis ! Je buvais de la bière et j’ai failli me rendre totalement idiot. Qui aurait imaginé que la plupart des alcools à bord du Future étaient problématiques ! »

Il rumina quelques secondes puis demanda, un rien anxieux : « C’est tout ? »

« N’auriez-vous omis aucun détail ou mot-clé ? »

Je vois bien que vous cherchez la provocation… Klein ignora Anderson Hood, se rendit à l’entrée de la salle des fresques et observa Frank et Nina à l’extérieur.

De retour à la bibliothèque, la Reine Mystique l’avait soudain accusé d’être le Héros Bandit Empereur Noir, le plaçant irrémédiablement dans une posture défensive. Par la suite, il avait tenté de la semer pour ne pas se laisser mener par le bout du nez ; aussi demeurait-il extrêmement nerveux. Ses pensées s’étaient uniquement concentrées sur ce qu’il devait répondre, sans qu’il eût le loisir d’examiner l’ensemble du processus ni d’en démêler les détails. À présent, il en avait enfin l’occasion.

Tout d’abord, la question la plus essentielle est de savoir jusqu’à quel point la Reine Mystique comprend mon identité et le journal de Roselle.

Oui… Elle pense que je possède seulement les moyens d’interpréter la langue créée par l’Empereur Roselle, et non la langue elle-même. La nuance est faible, mais suffisante pour prouver qu’elle n’a pas percé notre identité de transmigrateurs ni même entrevu la moindre piste menant à cette conclusion.

Mademoiselle Sharron n’est pas une débutante qui viendrait d’entrer dans les cercles du Mysticisme ou de se mêler d’affaires complexes. Lorsqu’elle charge quelqu’un de forger une fausse identité pour moi, il lui est impossible de révéler pour qui elle travaille. De plus, l’image que j’avais fournie représentait déjà Gehrman Sparrow…

Cela signifie que la Reine Mystique n’a pas assimilé Sherlock Moriarty à Gehrman Sparrow. Oui, si elle l’avait déjà su, comme je l’avais craint, elle m’aurait sans doute appelé Monsieur l’Empereur Noir Sherlock Moriarty. Ce coup-là aurait frappé mes défenses mentales bien plus violemment que de me nommer directement Héros Bandit Empereur Noir.

De son point de vue, comment a-t-elle rassemblé ces informations utiles à partir d’indices épars ?

Elle sait que le marque-page est la carte de l’Empereur Noir. Ainsi, le spectre qu’est le Héros Bandit Empereur Noir et l’étrange Corps Spirituel qui avait dérobé la Carte du Blasphème au Musée Royal se trouvaient liés. Plus tard, le Roi des Cinq Mers Nast apparut soudain dans l’archipel de Rorsted. Selon la loi de convergence des caractéristiques de Transcendant, elle supposa que le Héros Bandit Empereur Noir avait pu se manifester à Bayam et dans l’archipel.

Après ses investigations, elle découvrit la figure familière de Gehrman Sparrow. Constatant que sa trajectoire coïncidait avec celle du Héros Bandit Empereur Noir, elle formula une hypothèse et se lança à ma poursuite. Elle infiltra le Future et m’observa de près.

Tout cela est logique, mais il subsiste une part de coïncidence. Le Roi des Cinq Mers Nast surgit où bon lui semble : peut-être qu’une actrice du Théâtre Rouge lui manque et qu’il a fait traverser le monde spirituel à son navire pour gagner les eaux de l’archipel de Rorsted, ou bien Bayam possède-t-elle justement des ingrédients d’une Haute-Séquence de la Voie de l’Empereur Noir qui l’ont attiré… Rien ne permet de relier directement sa présence au Héros Bandit Empereur Noir.

Bien sûr, il n’est pas inconcevable que la Reine Mystique établisse pareille connexion. Peut-être suit-elle le principe qu’il vaut mieux se tromper que regretter de négliger un indice important. Hé, c’est une bonne habitude, mais ô combien épuisante.

Il est également très probable qu’elle n’ait pas ciblé Gehrman Sparrow immédiatement. Toutefois, à mesure que la réputation de l’aventurier fou se répandait dans les eaux de l’archipel de Rorsted et dans la Cité de la Générosité, Bayam, elle recoupa les dates après avoir entendu son nom et parvint à une première conclusion.

Soupir, il vaut décidément mieux rester discret dans la vie. Heureusement, ma représentation touche enfin à son terme ; je pourrai ensuite faire disparaître l’identité de Gehrman Sparrow ! Klein repassa tout en revue et estima avoir cerné le problème à la racine.

Cependant, une autre idée, un autre soupçon, lui vint à l’esprit.

C’était la manière dont l’Amirale des Étoiles Cattleya avait accueilli Gehrman Sparrow à bord de son navire : avec ostentation, comme si elle craignait que le monde ignore que l’aventurier fou collaborait avec elle !

Peut-être offrait-elle ainsi certains indices. Plus tard, la Reine Mystique est venue et a découvert qu’il s’agissait de Gehrman Sparrow. Ayant déduit ma trajectoire en mer, elle a élaboré une conjecture ; loin de tenter un simple bluff, elle était en vérité plutôt certaine ! Klein, une main dans la poche, quitta la salle des fresques et se dirigea droit vers Cattleya, qui se trouvait hors du cloître noir. Il comptait profiter de son état brumeux pour la questionner.

À ce stade, il s’était en réalité considérablement détendu : la Reine Mystique savait manifestement seulement que Gehrman Sparrow équivalait au Héros Bandit Empereur Noir et qu’il était un Transcendant au service d’un personnage important ; rien de plus secret n’était en jeu.

Même si elle avait relié la disparition de la carte de l’Empereur Noir, cette nuit-là, au détective Sherlock Moriarty, présent à proximité, ce ne serait pas un grand problème.

Depuis fort longtemps, j’avais déjà assimilé Sherlock Moriarty au Monde, et ce dernier au Béni du Fou. Gehrman Sparrow n’est qu’un prolongement de cette identité. Hé hé, voilà ma préparation pour de telles éventualités. J’ai toujours estimé qu’il ne fallait pas prendre les autres pour des imbéciles ; tant qu’une personne reste active, des indices sur sa trajectoire et ses liens sociaux finiront par la trahir. C’est pourquoi j’ai élaboré cette identité à l’avance pour ces esprits avisés, et je me suis strictement conformé à ces paramètres jusque dans la vie quotidienne.

Et qu’un Béni d’un personnage éminent possède une connaissance élémentaire du journal de Roselle est parfaitement compréhensible et acceptable. Cela relève d’une faveur ordinaire accordée par une existence particulière.

Hé, vous ne vous attendiez sans doute pas à ce qu’il y ait un masque sous le masque !

Au milieu de ses réflexions, Klein reconnut également que l’aide de la Brume Grise, jointe à sa prudence, avait joué un rôle déterminant. S’il n’avait pas perçu à l’avance qu’on l’épiait, obéissant instinctivement à sa volonté, il aurait pu invoquer le messager sous la surveillance de la Reine Mystique.

Le messager, à lui seul, ne dévoilerait peut-être rien, mais il est préoccupant que la Reine Mystique puisse le suivre jusqu’à Monsieur Azik. Avec les observations récentes, elle pourrait finir par découvrir que je suis Klein Moretti… Klein traversa en hâte une place hérissée de gigantesques flèches, sortit du cloître noir et aperçut Cattleya, assise comme auparavant, les genoux serrés contre elle, contemplant le splendide coucher de soleil.

Klein bondit sur le rocher et gagna le côté des arbres desséchés. Il contempla les magnifiques édifices de la montagne d’en face et demanda d’un ton apparemment anodin : « À Nas, vous avez déployé le pont d’étoiles pour relier le quai au navire. Y avait-il là quelque dessein caché ? »

Cattleya inclina légèrement la tête et répondit : « Je ne vous le dirai pas ! »

« … » Klein en resta un instant interdit.

Il s’était d’abord figuré que l’Amirale des Étoiles se montrerait très sincère dans le monde onirique. Il ne s’attendait nullement à pareille réaction ; certes, c’était une forme de sincérité, mais une sincérité de caractère.

Après deux secondes de silence, Klein décida de bluffer.

« Vous désiriez employer cette méthode pour informer quelqu’un que je mérite l’attention ? »

Cattleya expira doucement et demeura assise, les bras autour des genoux.

« En gros. »

« Il s’agissait surtout d’avertir autrui que, si quelque chose de grave se produisait ou si je manifestais des anomalies évidentes, vous seriez le premier indice. »

Comme prévu… Klein soupira intérieurement.

Il savait que l’Amirale des Étoiles avait recours à de telles manœuvres bon marché pour se protéger, mais, en tant que le Fou, il se devait de la punir pour ces agissements.

Cependant, je ne peux pas me servir de cette seule affaire pour sévir. On aurait l’impression que le Fou protège excessivement « Son » Béni, ce qui manquerait de grandeur… Oui, l’Amirale des Étoiles a forcément fait plus que cela ; je puis consigner ces actions en bloc et la sanctionner pour l’ensemble… Klein se décida rapidement. Les événements de ce monde de rêves ne le troublaient plus autant.

Quant à la proposition de la Reine Mystique, il ne daigna même pas y réfléchir.

Le journal de l’Empereur Roselle renfermait des allusions à sa transmigration et à la Terre. S’il enseignait le chinois à la Reine Mystique, elle le découvrirait et pousserait ses conjectures bien plus loin !

Elle doit nourrir certains scrupules envers le personnage d’importance capable de prêter à l’envi le Sceptre du Dieu de la Mer, aussi n’entreprendra-t-elle rien de brutal. S’il se présente des affaires requérant son aide, ou si elle détient quelque chose contre moi, je peux consentir à lui traduire quelques pages essentielles du journal qu’elle souhaite. Mais il est hors de question que je lui enseigne le chinois. Oui, même en traduisant, j’édulcorerai le texte à coups de synonymes ; je n’en conserverai que l’essentiel, de sorte qu’elle soit incapable de reconstituer la langue… Klein détourna le regard et demanda d’un ton désinvolte à Cattleya : « La rumeur veut que vous et la Reine Mystique soyez brouillées, mais cela ne paraît pas être le cas ? »

L’expression absente de Cattleya s’anima soudain ; elle pinça les lèvres et répondit : « Quel droit aurais-je de me brouiller avec elle ? »

« J’ai simplement été bannie. »

Bannie… Klein allait poser une question lorsqu’un éclat de soleil aveuglant jaillit et il se réveilla naturellement.

Regardant le ciel éclatant au-dehors, il s’essuya le front et murmura pour lui-même :

Quel rêve effrayant.

Après avoir dissipé son vague à l’âme, Klein se roula hors du lit et gagna le pont. Il reprit son observation, guettant l’apparition de sirènes.

Près d’une heure plus tard, il entendit enfin une voix faible et indistincte venant du lointain.