Chapitre 177 – Ce pouvoir de Transcendant est très puissant
Sur le Future, Anderson Hood posa ses mains sur le bastingage et vit l’armée des morts-vivants dans la mer d’encre refluer comme la marée. Ils se bousculaient et se ruaient vers la poupe du Tulipe Noir. Il aperçut Gehrman Sparrow qui appuya de la main droite sur son chapeau tandis qu’il descendait du ciel pour atterrir en face de l’Amiral de l’Enfer Ludwell.
Cette scène était baignée d’une lueur rouge sombre ou verte lugubre. Rehaussée par les spectres, les ombres et toutes sortes de créatures étranges du monde spirituel, elle dégageait une beauté indicible.
Génial ! Exactement ce que l’on attend du plus fou des aventuriers… Anderson le loua du fond du cœur avant de se souvenir de quelque chose.
Gehrman Sparrow avait apparemment lancé un charme devant lui avant de s’envoler. De plus, il avait pris soin de lui montrer l’incantation permettant d’activer le charme !
Son intention est… Anderson Hood baissa le regard et découvrit à ses pieds un charme en étain.
Sur le Tulipe Noir, Klein, le corps légèrement penché et les yeux rivés sur son adversaire, n’était pas aussi froid ni aussi calme que son expression le laissait croire.
Mieux vaut qu’Anderson vienne avec le charme. Il est fort probable que je ne puisse pas m’en sortir seul. Cela pourrait même être extrêmement dangereux… Tandis que ses yeux reflétaient le masque d’argent et les deux flammes blanchâtres, Klein pria silencieusement.
Conscient des yeux mystérieux qui observaient le pont et sa personne, ainsi que du faiseur de portes dans le monde onirique qu’Anderson Hood avait évoqué, il renonça prudemment à prier aussitôt dans le but d’employer le Sceptre du Dieu de la Mer au-dessus de la Brume Grise. Il se défendit aussi de révéler de telles choses, sauf en dernière extrémité.
Il estimait que Faim Rampante et Tinder, conjugués aux divers Pouvoirs de Transcendant du Magicien et aux charmes du domaine du Dieu de la Mer, lui donnaient la capacité d’affronter l’Amiral des Enfers Ludwell. Quant au Sifflet de Cuivre d’Azik, il pouvait attirer des créatures mortes-vivantes ou issues du monde spirituel liées au domaine de la Mort. Cela permettait de neutraliser les moyens les plus puissants d’un Spiritiste aguerri. Pour un Transcendant de la Séquence 5 de la Voie de la Mort, pour peu que le nombre ne fût pas trop élevé, on privilégiait souvent la supériorité numérique lorsqu’on affrontait un certain nombre de Transcendants de milieu de Séquence.
Pourtant, Klein ne se faisait aucune illusion : seul, il ne pouvait vaincre, encore moins tuer Ludwell dans de telles conditions. D’abord, le combat se déroulerait sur le Tulipe Noir ; sachant qu’Amirale des Étoiles pouvait mobiliser le Future, quiconque possédait un brin de jugeote comprenait que l’issue s’annonçait peu favorable. Ensuite, Ludwell était l’amiral pirate le plus ancien encore en activité ; il bénéficiait du soutien des deux puissantes factions que sont le Roi des Cinq Mers et l’Épiscopat Numineux. Les objets mystiques et Artéfacts Scellés qu’il détenait n’étaient sans doute pas inférieurs à ceux de Klein, peut-être même supérieurs. De surcroît, de nombreuses rumeurs prétendaient qu’il possédait un anneau légué par l’antique Mort !
Ayant en outre une Séquence inférieure à celle de l’Amiral des Enfers, Klein n’éprouvait nullement l’adrénaline qui précède une chasse victorieuse ni la jouissance d’endosser le rôle d’un aventurier fou ; il était tendu, anxieux, et n’osait se montrer négligent. Tout ce qu’il souhaitait, c’était que le Plus Fort des Chasseurs, malgré sa malchance proverbiale, vînt au plus vite.
Ce n’est qu’en s’alliant à deux forces équivalentes qu’ils auraient une maigre chance d’abattre ou au moins de contenir Ludwell, désormais privé de son armée de morts-vivants. Cela offrirait aussi à Cattleya et à ses pirates le temps et l’espace nécessaires pour achever le monstre rafistolé.
Aussitôt cette pensée traversa-t-elle son esprit que Klein déclencha l’assaut sans hésiter. Il fit se répandre le Brouillard Empoisonné qu’il avait volé grâce à Tinder.
Nul ne pouvait discerner le trouble et l’inquiétude qui agitaient son cœur.
Coiffé d’un chapeau tricorne exagéré et d’un masque d’argent, Ludwell leva son poing gauche fermé, déploya ses doigts et présenta sa paume à Klein.
Instantanément, le pont de la proue fut enveloppé d’une brume jaunâtre et sinistre. Devant Ludwell, une lueur illusoire explosa ; puis un point se mit à tournoyer, s’effondrant vers l’intérieur, dessinant les contours d’une porte de bronze floue dont les deux battants s’ouvrirent.
La porte de bronze était couverte de motifs mystérieux ; elle dégageait une pesanteur et un silence indescriptibles.
Dans un grincement, la porte trembla et s’entrouvrit légèrement.
Derrière la fente s’étendait une obscurité sans fin, semblable à la nuit la plus noire et la plus profonde.
Dans l’ombre tapie derrière la porte, d’innombrables paires d’yeux indescriptibles étaient dissimulées, serrées les unes contre les autres et partout présentes, mais il était impossible de distinguer leurs corps.
Des bras écorchés et sanglants, mêlés à des lianes vert-noir ornées de visages de nourrissons, se tendirent. Des paumes munies de bouches garnies de dents happaient tout ce qui se trouvait au-delà de la porte, tout en hurlant, riant, sanglotant, vociférant.
Cela engendra une force d’aspiration terrifiante. De nulle part se levèrent des ouragans glacés qui glaçaient jusqu’aux os, projetant tout vers ces créatures étranges et vers l’interstice de la porte de bronze !
Le Brouillard Empoisonné jaunâtre se dissipa aussitôt, et Klein, vacillant, fut contraint de se pencher en avant.
Le gant qui couvrait sa paume gauche s’assombrit immédiatement, jusqu’à devenir d’un noir d’encre, empreint de la sinistre essence de la nuit et de la grandeur du cosmos.
Les yeux bruns de Klein s’obscurcirent ; il écarta le bras gauche sur le côté dans un geste empreint de courtoisie.
La force d’aspiration terrifiante qui balaçait le pont de la proue changea soudain de direction, « saisissant » les squelettes et zombies en décomposition qui se ruaient vers la poupe pour les projeter dans l’entrebâillement. Les lianes vert-noir aux visages de nourrissons et les bras sanglants les enchaînèrent et les tirèrent derrière la porte de bronze, là où se trouvaient les myriades d’yeux.
« Distorsion ! »
La Distorsion du Baron de la Corruption !
Klein avait déformé la cible de la porte mystérieuse, substituant à sa propre personne les squelettes et zombies du Tulipe Noir.
Malgré cela, il subissait encore la force résiduelle de l’aspiration titanesque ; il peinait à faire un pas, incapable de tirer pleinement parti de son agilité.
Le couvre-chef qu’il portait avait déjà été emporté par l’ouragan ; il tournoyait dans les airs, semblant s’envoler à la suite des morts-vivants aspirés.
À cet instant, l’Amiral des Enfers Ludwell, coiffé de son tricorne outrancier, leva de nouveau la main droite et déploya sa paume.
Le flanc droit de son torse devint rapidement illusoire, comme s’il avait appartenu à un spectre ou à une âme en peine. Son bras s’allongea sans cesse, couvrant en un instant une distance considérable, tandis que sa pâle paume tenta de saisir son adversaire.
Whoosh !
Le fracas de l’ouragan cessa soudain ; de doux sanglots s’insinuèrent dans les oreilles de Klein, engourdissant son corps comme si son sang s’était glacé.
Alors que la pâle paume s’approchait, il eut l’impression d’être possédé par un esprit malfaisant ; incapable de réagir efficacement, il vit la mort se rapprocher. Dans un désespoir croissant, il sentit sa vitalité s’éroder à toute allure.
Sans la moindre résistance, la paume droite pâle et illusoire de Ludwell saisit Klein et le comprima jusqu’à le transformer en un fin pantin de papier.
La figurine de papier était marquée de traces de corrosion vert foncé ; bientôt, elle fut réduite en poussière par l’ouragan ininterrompu.
À côté de la porte de bronze, la silhouette de Klein réapparut. Son gant gauche était déjà teinté de la couleur d’un soleil pur.
Il redressa aussitôt son corps et étendit les bras.
Des flammes dorées tourbillonnèrent autour d’un pilier de lumière sacrée qui descendit du ciel pour frapper la porte de bronze couverte de motifs mystérieux.
Une clarté solaire jaillit soudain, si aveuglante que Klein eut peine à garder les yeux ouverts ; quant à la terrifiante porte créée par Ludwell, elle commença à trembler et à s’estomper légèrement. Même la force d’aspiration extraordinaire qui s’en échappait s’affaiblit ; plus de la moitié des lianes vert-noir aux visages d’enfants et des bras sanglants furent vaporisés.
Toutefois, d’autres bras difformes et créatures torses s’efforçaient encore de se glisser par l’ouverture.
Alors que Klein s’apprêtait à continuer d’employer la Lumière de Purification du Prêtre de la Lumière pour purifier la porte de bronze, la pâle paume de Ludwell s’abattit brusquement.
Klein se jeta précipitamment de côté et roula sans cesse pour éviter les effets résiduels de l’ouragan et de la paume dévoreuse d’âmes.
Une roulade, deux, trois ; soudain son corps bondit en diagonale. Faim Rampante semblait désormais faite d’or.
Le masque d’argent de l’Amiral des Enfers fut la première chose qui se refléta dans les yeux de Klein, avec les flammes pâles qui brûlaient dans les orbites. Puis deux éclairs s’allumèrent au fond de son regard.
« Perforation Psychique de l’Interrogateur ! »
Au même instant, une bague noire, carrée, au doigt index gauche de Ludwell, émit un faible éclat.
Aussitôt une scène surgit dans l’esprit de Klein.
C’était un gigantesque trône composé des têtes pourrissantes d’êtres tels que humains, elfes, géants, dragons, loups démoniaques, monstres marins et vampires. De chaque côté apparaissaient de minuscules visages transparents de spectres, d’ombres et d’esprits malins, débordant de haine, de férocité et d’indignation.
Soudain, Klein eut l’impression qu’une hache s’abattait sur son crâne ; une douleur effroyable envahit aussitôt son esprit.
Sa Perforation Psychique non seulement avait échoué, mais elle s’était retournée contre lui avec une force amplifiée !
Si Klein n’avait pas déjà connu des souffrances plus atroces, il se serait sans aucun doute écroulé en hurlant et en se débattant. Mais, même ainsi, il perdit momentanément toute capacité de résistance et se vouta avec une grimace.
Saisissant l’occasion, l’entrebâillement du masque de Ludwell laissa échapper une langue lente que les créatures vivantes ordinaires étaient incapables de comprendre. Les environs devinrent instantanément sombres, brouillés, illusoires.
C’était le Langage de la Mort, issu de l’enfer et du Monde Souterrain !
Alors que Klein commençait tout juste à se sentir mieux, il s’aperçut que son Corps Spirituel s’élevait hors de son enveloppe charnelle, pouce par pouce, échappant à tout contrôle !
Et la force d’aspiration terrifiante émanant de la porte de bronze se révélait irrépressible pour l’esprit.
Non, cela ne va pas ! Avant que son Corps Spirituel n’eût complètement quitté son corps, Klein leva le bras droit et, avec peine, ouvrit la main gantée de Tinder.
De multiples lueurs chatoyantes se tissèrent aussitôt devant lui, changeant sans cesse, clignotant à toute vitesse.
Sans la moindre hésitation, Klein saisit une masse blanchâtre striée de vert lugubre. Il tourna le poignet et l’arracha.
Dans ce combat, le Pouvoir de Transcendant qu’il désirait le plus dérober était celui qui avait créé la porte de bronze, mais rien ne garantissait son succès ; tout ce qu’il pouvait faire, c’était solliciter la bénédiction de la Déesse.
La lueur recueillie se logea dans Tinder.
Ce n’était pas le Pouvoir de Transcendant que Klein convoitait le plus ; mais ce n’était pas non plus le pire.
La bouche derrière le masque d’argent de Ludwell s’agita, incapable toutefois d’émettre cette langue lente et maladroite que les vivants sont condamnés à ne pas comprendre.
Au même moment, Klein ouvrit la bouche.
