Après sa journée de travail, Ma Yiqun se rendit discrètement dans le petit café niché à côté des bureaux. Là, il retrouva Hu Yue pour un entretien convenu de longue date. Celle-ci sortit les notes sténographiques qu’elle avait prises dans la matinée.
Les règles étaient claires : aucune image ne serait publiée, et l’identité réelle de Ma Yiqun resterait confidentielle.
Certes, cela réduisait la portée et la crédibilité de l’article à venir, mais Hu Yue n’en était pas moins ravie. Car elle tenait là une opportunité rare : interviewer un employé de Tengda, cette entreprise aussi mystérieuse que fascinante, et ainsi entrevoir ne serait-ce qu’un fragment de l’iceberg.
Elle-même se découvrit un soupçon de nervosité. Après avoir pris une grande inspiration pour apaiser son trouble, elle récapitula mentalement les questions les plus importantes. Des interrogations soigneusement élaborées la veille au soir, après de longues heures de réflexion.
Un consensus avait été trouvé entre les deux parties :
Primo, le nom et l’identité du patron de l’entreprise ne devaient en aucun cas être révélés ;
Secundo, aucune question ne porterait sur les salaires ou les avantages précis des employés.
Hu Yue s’était donc préparée à éviter soigneusement ces sujets sensibles.
« Ne soyez pas nerveux. Je suis journaliste professionnelle. Faites-moi confiance. »
Sa voix était posée, assurée, presque rassurante.
« Un bon journaliste sait mener une conversation avec fluidité et naturel. L’entretien avance sans à-coup, sans rupture. Tellement bien orchestré que l’interviewé lui-même n’en perçoit pas les transitions. Il vous suffit simplement de me suivre. »
Ma Yiqun acquiesça sans un mot, se contentant de hocher la tête.
« Très bien, commençons. Tout d’abord… depuis combien de temps travaillez-vous chez Tengda ? Et quelles sont, en gros, vos responsabilités ? »
Elle ajouta avec un sourire :
« Rassurez-vous, je ne mentionnerai pas votre poste exact dans l’article. J’aimerais simplement mieux cerner votre domaine, afin d’orienter au mieux mes prochaines questions sur l’industrie et votre travail au quotidien. »
Hu Yue saisit son carnet, prête à prendre en notes chaque mot important. Face à elle, Ma Yiqun prit un instant de réflexion, puis répondit avec sincérité :
« Je suis entré chez Tengda il y a environ un mois. Mon rôle principal… c’est d’apprendre. »
La plume de Hu Yue, qui filait jusque-là à toute vitesse, s’immobilisa net.
Son rôle principal… était d’apprendre ?
« Pourriez-vous développer un peu ? », demanda-t-elle, intriguée.
Ma Yiqun hocha la tête, le regard sérieux.
« Tengda Games n’est pas une entreprise comme les autres. Ici, on se consacre à un véritable travail de conception de qualité. Les nouveaux, comme moi, n’ont pas le droit de participer activement ou d’intervenir sur un projet. Nous devons seulement observer… et apprendre. Et ce processus d’apprentissage est fait pour durer. »
« Chaque jour, je ressens une pression énorme. Il me faut comprendre le raisonnement initial du Patron Pei lorsqu’il pense un jeu, et suivre la manière dont les anciens extrapolent ses idées. Rien que d’en parler, je me sens coupable. J’avance trop lentement. »
« Jusqu’à présent, je ne parviens toujours pas à saisir ne serait-ce qu’une infime partie de sa pensée. Je dois demander à mes collègues plus expérimentés pour espérer entrevoir la logique derrière ses décisions. »
Hu Yue, stupéfaite, s’empressa de tout noter. Même dans les entreprises réputées, les jeunes recrues étaient rapidement mises à contribution. Ici, on leur demandait simplement de rester en retrait et d’apprendre.
Cela en disait long sur le niveau d’exigence de cette société.
Un patron qui recrute, verse un salaire… uniquement pour que ses employés observent en silence et apprennent ? Il fallait une sacrée solidité financière, et une incroyable confiance en sa vision pour oser une telle approche.
Elle sentait qu’elle n’avait encore effleuré que la surface de ce mystère nommé Tengda.
Reste calme. Tu es une journaliste professionnelle, se répéta-t-elle intérieurement, en apaisant le tumulte de ses pensées.
Elle enchaîna ensuite, avec un ton plus posé :
« Parlons un peu de Game Designer, le nouveau jeu qui fait sensation en ce moment. Sa promotion repose sur une stratégie de marketing proche de la performance artistique… Est-ce quelque chose que votre entreprise avait prévu dès le départ ? »
Ma Yiqun secoua la tête.
« Non. En réalité, nous étions tous tenus dans l’ignorance. Jusqu’à la réunion d’entreprise, nous étions encore inquiets pour l’avenir du jeu. »
« C’est Patron Pei qui avait tout prévu depuis le début : utiliser une forme de marketing proche de la performance artistique. Il n’en avait parlé à personne. Quand les ventes ont chuté à leur plus bas niveau, alors que nous étions tous désespérés… elles ont soudainement explosé, et le jeu a fait un retour triomphal. »
Il marqua une pause, le regard un peu coupable.
« Rien que d’en parler… je me sens encore mal. Nous n’avons rien fait pour aider. »
Les yeux de Hu Yue s’illuminèrent d’un éclat presque fébrile.
Cette entreprise… Ce patron… Quel trésor !
Elle ne pouvait réprimer l’émotion professionnelle qui montait en elle : l’intuition qu’elle tenait là le portrait rare d’un génie discret, d’un modèle de management à contre-courant.
« Pourriez-vous m’en dire plus sur votre Patron Pei ? », demanda-t-elle tout en griffonnant frénétiquement sur son carnet.
À cette question, l’expression de Ma Yiqun changea du tout au tout. Son regard s’emplit de respect, presque de vénération.
« Patron Pei est un véritable prodige du design. Parfois, il nous donne seulement quelques consignes simples, quelques directions à suivre. Et rien qu’en les appliquant… on arrive à créer des jeux d’une qualité exceptionnelle. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec Ocean Stronghold. »
« D’autres fois, il préfère faire les choses lui-même. Il s’attache aux moindres détails, polit chaque élément avec une minutie extraordinaire… jusqu’à transformer le jeu en une œuvre remarquable. C’est ce qu’il a fait pour Game Designer. »
« Mais plus que ses talents de concepteur, c’est sa personnalité qui le rend unique. Il dégage une forme de magnétisme rare. De véritables talents, des personnalités de haut niveau, sont naturellement attirés par lui. Ils veulent travailler à ses côtés. »
« L’artiste de génie Ruan Guangjian… Le créateur de contenu de renommée, que tout le monde connaît sous le nom de Professeur Qiao… Tous deux sont ses amis. Et leur amitié n’a rien à voir avec les intérêts ou les profits. Elle est sincère. »
« Patron Pei est un prodige solitaire. Sa compréhension du monde dépasse largement celle de notre époque. C’est pourquoi il est si souvent incompris. Mais lui, il ne s’en formalise jamais. Encore et encore, il se surpasse. »
Hu Yue, le stylo tremblant légèrement dans sa main, couchait ces mots avec la fièvre d’un scribe qui aurait eu le privilège d’écouter une légende vivante.
Bien que Ma Yiqun se fût lancé dans une série d’éloges dithyrambiques à l’égard de Patron Pei, au point qu’un auditeur extérieur aurait pu croire à de la flatterie intéressée, Hu Yue, elle, savait pertinemment que ce n’était pas le cas.
Car il s’agissait d’un entretien anonyme.
Dès le départ, ils s’étaient mis d’accord : ni le nom ni le poste de Ma Yiqun ne seraient révélés dans l’article final. Même si les paroles de Ma Yiqun venaient un jour à remonter jusqu’à Patron Pei, ce dernier ne saurait jamais qui en était l’auteur.
Autrement dit, il n’avait aucune raison de jouer la comédie.
Tout ce qu’il disait venait du fond du cœur.
Et cela, Hu Yue le ressentait avec une rare clarté. Dans sa carrière, elle avait mené des dizaines d’interviews, mais rares étaient les occasions où elle avait perçu une telle sincérité, une telle harmonie entre un employé et son supérieur.
« Sur cent points, combien donneriez-vous à votre patron, Patron Pei ? », demanda-t-elle, curieuse de sonder l’intensité de cette admiration.
Ma Yiqun répondit sans la moindre hésitation :
« Deux cents points ! »
Il esquissa un sourire sincère, presque enfantin.
« Peut-être qu’il existe dans le monde des patrons capables d’atteindre quatre-vingt-dix points, en offrant de bons salaires, des primes d’heures supplémentaires ou un cadre de travail agréable… Mais Patron Pei, lui, atteint les deux cents. »
« Il est généreux avec chacun de ses employés. Il prend soin de notre santé, n’hésite pas à investir dans notre bien-être. Mais d’après les anciens de l’entreprise, il est extrêmement strict avec lui-même. On pourrait même dire : frugal à l’excès. »
« Je vais être honnête : avant d’entrer chez Tengda, si quelqu’un m’avait parlé d’un patron comme Patron Pei, je ne l’aurais pas cru. Et maintenant que je suis ici… si quelqu’un me dit qu’il existe un autre patron comme lui, je ne le croirai pas non plus ! »
Hu Yue continuait de noircir les pages de son carnet, mais à mesure que Ma Yiqun parlait, quelque chose changeait en elle.
Ces mots, si simples et sincères, la touchaient profondément.
Peu à peu, elle se sentait gagnée par l’émotion, comme si la passion et la loyauté de Ma Yiqun à l’égard du Patron Pei avaient réussi à l’envahir, à la contaminer d’une ferveur nouvelle.
À travers les propos de cet employé, Hu Yue percevait l’admiration sans bornes, la gratitude presque sacrée que nourrissaient les salariés de Tengda pour leur patron. Elle distinguait dans l’ombre des mots une silhouette imposante, lumineuse, presque mythique… celle du Patron Pei.
Baissant les yeux vers ses notes, Hu Yue éprouva une satisfaction rare : elle tenait là un témoignage unique, d’une valeur inestimable.
Elle le savait d’instinct, une fois retravaillé, peaufiné, puis publié, cet entretien ferait grand bruit.
Elle se pencha légèrement vers Ma Yiqun, comme si elle s’apprêtait à franchir une ultime frontière.
« Pour terminer, j’aimerais revenir sur Patron Pei, justement. »
« Depuis la sortie de Game Designer, beaucoup de gens se demandent si ce jeu ne reflète pas une part de vécu personnel. »
« Selon vous, Patron Pei a-t-il réellement traversé des épreuves similaires à celles évoquées dans le jeu ? Est-ce ce qui lui a permis d’y insuffler une telle profondeur, une telle résonance émotionnelle ? »
